mardi 10 juin 2025

Esprit de contradiction

mercredi 30 août
(5/n) 

    C’est une affaire de proportions, l’effet qu’un paysage a sur nous. Si l’on se cantonne à l’aspect visuel. Dans la bibliothèque de formes il y a des coefficients de courbes, des nombres d’or, des mécaniques dissimulées. Le goût est une horlogerie dont les ressorts nous demeurent obscurs ainsi que nos souvenirs de petite enfance. Ce qui vient après se surajoute – quoique avec moins de détermination – sur une base inaltérable. 
    Deux enfants jouent devant la maison des grands-parents. Ils s’ennuient et ne s’ennuient pas, c’est la fin des vacances, ils ont moins d’une dizaine d’années, à l’âge où chaque été est une petite éternité. Ils me voient arriver sur le chemin, peut-être m’ont-ils vu prendre en photo un tournesol. Ils voient mes chaussures de randonnée, mon sac, ils me disent bonjour les premiers et ils m’indiquent par où passer.

- En tout cas, eux ils ne m’ont pas pris pour un autre.
- Laisse-moi rire : ils ont cru que tu faisais la route de Stevenson !
- « Un bout seulement », j’ai répondu.
- Quinze kilomètres dans un sens et autant au retour pour aller dormir dans ta voiture, il est beau le randonneur !
- C’est drôle, on a inversé nos rôles, au départ c’était moi qui étais négatif…
- Parce que je ne suis pas ta bonne âme : je suis ton esprit de contradiction.

jeudi 5 juin 2025

Pfff...

mardi 29 août
(4/n) 



 
Et, oui, le lendemain est moins âpre.
- Il faut préciser que j’ai changé de paysage. Crois-tu que ce soit une raison ?
- C’est ce que tu suggérais hier, que nous nous accommodons plus ou moins d’un environnement en fonction de notre bibliothèque de formes, non ?
- Dans cette autre forêt je respire mieux, la lumière est plus douce, j’aime les prairies aussi, les courbes des vallons, la profondeur de vue ; et les odeurs d’humus, et ces mûres divines, et le chant des tourterelles !
- Et le type avec sa tronçonneuse, et les mouches à vaches, et ta jambe qui te fait boiter ?
- Finalement, cette voiture est agréable à conduire. Tu as vu tout à l’heure, le cycliste qui m’a salué de la main ?
- Il a dût te confondre avec quelqu’un d’autre.
- Sûrement, mais c’est un signe. Hier, cela ne se serait pas produit. Et, oh ! Un faon qui détale là devant !
- Tu m’as déjà fait le coup avec un lapin.
- Mais cette fois c’est vrai !
- Super, alors. Tu n’as plus besoin de moi.
- Si, reste. De fait, tu es en moi.
- Tu parles ! Tu ne sais même pas qui je suis.
- Tu es ma bonne âme et mon sale caractère.
- Pfff…

mardi 3 juin 2025

Oh, un lapin !

lundi 28 août
 


- La question est aussi de savoir ce que tu souhaites partager, dit-elle. Parce que ton dégoût navré du monde, vraiment ? Tu veux vraiment te la jouer Cioran au petit pied ?
- Non, mais peut-être que toi et moi on pourrait mitiger, ça donnerait « La décadence futuriste du monde est la mort de l’esthétique et l’humanité périclitera d’avoir sacrifié la beauté aux efficacités trompeuses / Oh, un lapin ! »
- Où ça ?
- Non, c’est un exemple, il n’y a même pas de lapin. Mais s’il y en avait un, tu le verrais.
- Quoi d’autre ?
- Tu ne te lasserais pas d’admirer les arbres.
- C’est vrai, et de respirer les senteurs de la forêt, tiens, là, tu sens la bonne odeur des pins, leur résine, leurs aiguilles ?
- Oui, et tu t’émerveillerais face à la souche d’un hêtre, qui figure, même de près, une chimère.
- On dirait un animal extraterrestre, figé en plein effort.
- Et moi, parlerais-je de la bibliothèque de formes sensorielles que chacun de nous s’est constitué lors de son enfance et qui détermine nos goûts d’adulte ? Je convoquerais Jung et ses archétypes…
- Si tu veux, mais pourquoi ?
- Pour estimer que cette forêt m’est trop peu familière.
- Ça te regarde mais je dirais que si c’est pour en arriver à ce type de considérations (c’est trop, c’est pas assez, je suis malheureux), tu peux nous en dispenser.
- Je sais pas…

Et tandis que je mange un melon du soir sur un muret, un millier d’étourneaux passent et repassent à bas bruit au-dessus de moi. Tel un amenuisement de peine.

jeudi 29 mai 2025

Et moi je me tairais

dimanche 27 août

Ça refuse encore. Est-ce le sens de la marche qui rend la forêt sombre ? Se pourrait-il qu’à mi-journée, rebroussant chemin, cela devienne plus doux ? Pas vraiment. Il y a de drôles de gens qui ne me font pas rire, qui se promènent en famille, la boutique de l’abbaye attire les touristes grâce à ses fromages et ses confiseries au miel. Je passe, triste sire, je réponds aux « Bonjour ! », je souris par réflexe, je m’empresse de regarder ailleurs. (Tellement je déplore ce que je perçois. Dans le paysage, ce que je perçois d’humain, j’ai tendance à le renier. Leur industrie, leur chimie, leurs « biens de consommation », leurs divertissements. Cette voiture où je brûle du pétrole pour aérer mon cafard. Et quand je ne déplore pas, la solitude me poigne. Mes amies sont trop loin. Mes amies si belles ne pensent pas comme moi, elles ne déplorent pas à tout bout de champ. Elle s’inquiéteraient que je déplore autant.)

Je pense ailleurs. Je pense que ce n’est pas tant moi qui, à chaque pas, adresse des adieux rageurs au monde... que le monde lui-même qui se dérobe. Sous mes pieds, où s’abîment toute joie et toute espérance. Comme si lucide, enfin. Non, ça ne va pas bien. Et la moindre gentillesse relative me dévaste. Un regard échangé qui se révèle vaguement sympathique. Un chien qui a laissé tomber son os en peluche en me regardant passer à l’aller, au retour la peluche n’a pas bougé et le chien n’est plus là. Je marche avec un millier de corbeaux au-dessus de ma tête. (Et pourtant… Si j’étais l’une de mes amies j’aurais raconté plutôt les chevaux placides au bord de l’eau, les haies de troncs noueux, ouverts, tels des viscères sublimées par la patine des mousses, la fée facétieuse sur les panonceaux pédagogiques du sentier des tourbières, les papillons… Peut-être la laisserai-je écrire demain, et moi je me tairai.)


 

mardi 27 mai 2025

D'une obscure façon

26 août

Cela faisait trois jours que partir n'était pas suffisamment désirable. Temps de pire canicule, de fatigue, de déprime. La voiture louée en vain, garée dans la rue. (Pourquoi une voiture ? Pour pouvoir marcher et dormir.) Ce quatrième jour, le motif festif de départ devient périmé. Trop tard. Restent dix-sept jours de location. Partir quoi qu'il en soit. La chose à faire. D'autres motifs. Partir pour cesser de dépérir dans son jus. Partir pour la vertu du mouvement. Partir comme on s'arrache à son propre engluement.

Rouler donc. Détester ça. Partir depuis une détestation généralisée. Rien ne va, nulle part. Où que les pensées nous portent. Mémoire soupirante de meilleurs élans. D'amours passées. De joies spontanées. D'espérances et de vigueur. S'arrêter à un hypermarché, détester la nourriture ignoble qu'on nous propose. Provisions faites, un minimum, plus loin s'arrêter de nouveau. Un bois, une rivière, un chemin, marcher un peu jusqu'à la nuit. Retrouver... quelque chose ? Oui, des mûres savoureuses. Non, l'accablante mélancolie.

Dans un village, petit concert de musique tango à ciel ouvert. Je passe, les yeux embués, comme si tout désormais était un adieu. La nuit est tombée, je retourne vers la voiture où me coucher. Il n'est plus que de descendre la route à pied, au crépuscule qui s'accentue. Deux à trois milliers de corbeaux surgissent soudain et me survolent, en une nuée croassante. Je reste longuement, la tête en l'air, à tenter de comprendre. Ils semblent chercher où se poser. Ou non. D'une obscure façon, c'est beau.

jeudi 22 mai 2025

Rhizomiques #217 (diversions)

Puis la première pleureuse – qui méritait ce titre privilégié vu que, en qualité de doyenne des veilleuses, elle était probablement "la prochaine", quoique cela ne fût jamais exprimé clairement – ressortit de la maison pour annoncer le décès aux poules, afin qu'elles n'interrompent pas la ponte. Dans d'autres parties du pays basque la coutume veut qu'on aille murmurer aux abeilles de la défunte que leur gardienne est morte, pour éviter que cette disparition soudaine n'incite celles-ci à abandonner leurs ruches en masse. Personne au village n'étant apiculteur, nous avons pour habitude d'informer les poules, ce qui est visiblement un bon calcul, parce qu'on ne les a jamais vues abandonner leurs poulaillers en masse.
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    J’ai l’impression que ce qu’elle affecte, depuis quelques jours, ce n’est plus son intérêt mais son indifférence.
    Je l’ai informée pourtant de mes embêtements.
    Elle n’a pas relevé et s’est mise à me parler de la recrudescence de la pépie chez les poules Wyandottes du Bas-Rhin, événements dont nous nous fichons l’un comme l’autre et qu’infirme d’ailleurs le simple bon sens, puisque la poule wyandotte est connue, d’une part, pour sa résistance aux virus aviaires les plus courants et, d’autre part, pour la faible densité de sa population dans les départements de l’Est.
    De toute évidence, Nine essayait de détourner la conversation.
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Ce qui arrive à l’oiseau ne le concerne pas.
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Nous bavardons un moment. Il parle en intercalant des pauses si longues que par moments je finis par croire que notre conversation est définitivement terminée. Mais il continue. Et il continue en disant des choses qui n’ont pas nécessairement de liens avec ce que nous disions, ou qui au début n’ont rien à voir, alors qu’ensuite si, mais seulement de façon tangentielle, fuyante, imprévue. Il m’interroge par exemple sur le téléphone que j’ai dans la main, la marque, la qualité, etc. Je lui explique brièvement que c’est un téléphone portable très simple, qui marche bien. Nous nous taisons un bon moment et lorsqu’il recommence à me parler, c’est pour parler de sa femme. Il me dit qu’elle est muette, sourde et muette. Ensuite il me parle de ses enfants, qui ne sont pas sourds et muets, et finalement il revient sur le thème du téléphone, pourquoi il a perdu le sien : il ne l’utilisait jamais. Des histoires qui se mordent la queue ou qui en tout cas courent après leur ombre.
 
Trevanian (in Le pommier de la discorde)
& Éric Chevillard (in La chambre à brouillard)
& Søren Kirkegaard (apocryphe)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)

mardi 20 mai 2025

Rhizomiques #216 (mangez vos morts !)

Autour de lui, dans le restaurant, Nathan regarde les gens ruminer et songe : « Dans trente ans, vous serez morts pour la plupart. Vous avez beau tricoter bruyamment des mâchoires, vous ne pourrez pas dévorer la Mort. Si vous déboursez des primes d’assurance en augmentation constante, vous pourrez peut-être mourir dans un cadre privé, nourris de viande spécialement hachée pour vous et de bouillie passée au mixeur à votre seule intention, mais ça va vous coûter un sacré paquet. Et même ça, vous ne serez peut-être pas en mesure de vous l’offrir. »
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Il débarrassa le canapé de la pile de prospectus et de brochures qu’on lui avait donnés quand il était sorti de l’hôpital : La vie après une crise cardiaque, Votre régime pour un cœur sain, Les cinq habitudes qui pourraient vous sauver la vie, et d’autres du même genre. Désireux de faire quelque chose qui plairait à Sarah, il en avait feuilleté certains dans la journée, mais ils ne firent que le déprimer. L’injonction de marcher ou de faire du vélo était illustrée de photos ensoleillées de couples à la plage, bronzés et les cheveux argentés, les conseils diététiques s’accompagnaient d’images également lumineuses représentant des fruits et des légumes lustrés et des bouteilles d’huile d’olive couleur ambre. Une femme souriante mordait à pleines dents dans une pomme. Un bel homme d’une soixantaine d’années riait en tenant un bambin, sans doute son petit-fils, au-dessus de sa tête. Les brochures lui recommandaient d’améliorer sa vie en entrant dans un monde qu’on lui avait toujours refusé, un monde de loisirs, d’amour et d’abondance. Il avait prévu d’en parler à Sarah ; il voulait avoir son avis. Il l’imaginait s’emporter aussi facilement qu’il l’imaginait se moquer gentiment de sa susceptibilité (Mince alors, on te demande de manger une pomme, pas de prendre une nouvelle hypothèque sur ta maison et d’aller dans une station balnéaire) et, toute la journée, il avait attendu avec impatience d’avoir la surprise de sa réaction.
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    Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon.
    Voilà les derniers mots que j'ai dits à ma mère avant son dernier soupir. Il était minuit et demi quand j'ai réalisé que je n'avais pas encore mangé. Je suis descendu dans le hall pour acheter un sandwich triangle au distributeur et suis remonté. Et j'ai dit ça. Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon. Tout de suite après ma phrase, dans un dernier râle, ma mère s'est éteinte. Et je me suis retrouvé là, avec ma maman morte et mon sandwich sans thon. (…) Et si c'était ma phrase même qui avait précipité son départ ? Si elle l'avait tellement affectée qu'elle l'avait vidée subitement du peu de forces vitales qu'il lui restait ? Ma mère était de cette génération qui avait manqué et qui était de fait soucieuse que ceux qu'elle aime ne manquent pas. Chaque fois qu'elle me voyait, elle trouvait que j'avais maigri, elle me répétait sans cesse Il faut manger, tu es sûr que tu manges assez ? C'était sa hantise, que je ne mange pas assez. Et ma dernière phrase, ma dernière revendication, était qu'il n'y avait pas assez de thon dans mon sandwich au thon. Et sa dernière pensée à elle a dû être Oh non, il n'a pas assez à manger et peut-être cette dernière pensée a-t-elle fait partir ma mère.
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Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
 
Margaret Drabble (in La Sorcière d’Exmoor)
& Holly Goddard Jones (in Kentucky Song)
& Fabrice Caro (in Fort Alamo)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)