Autour de lui, dans le restaurant, Nathan regarde les gens ruminer et songe : « Dans trente ans, vous serez morts pour la plupart. Vous avez beau tricoter bruyamment des mâchoires, vous ne pourrez pas dévorer la Mort. Si vous déboursez des primes d’assurance en augmentation constante, vous pourrez peut-être mourir dans un cadre privé, nourris de viande spécialement hachée pour vous et de bouillie passée au mixeur à votre seule intention, mais ça va vous coûter un sacré paquet. Et même ça, vous ne serez peut-être pas en mesure de vous l’offrir. »
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Il débarrassa le canapé de la pile de prospectus et de brochures qu’on lui avait donnés quand il était sorti de l’hôpital : La vie après une crise cardiaque, Votre régime pour un cœur sain, Les cinq habitudes qui pourraient vous sauver la vie, et d’autres du même genre. Désireux de faire quelque chose qui plairait à Sarah, il en avait feuilleté certains dans la journée, mais ils ne firent que le déprimer. L’injonction de marcher ou de faire du vélo était illustrée de photos ensoleillées de couples à la plage, bronzés et les cheveux argentés, les conseils diététiques s’accompagnaient d’images également lumineuses représentant des fruits et des légumes lustrés et des bouteilles d’huile d’olive couleur ambre. Une femme souriante mordait à pleines dents dans une pomme. Un bel homme d’une soixantaine d’années riait en tenant un bambin, sans doute son petit-fils, au-dessus de sa tête. Les brochures lui recommandaient d’améliorer sa vie en entrant dans un monde qu’on lui avait toujours refusé, un monde de loisirs, d’amour et d’abondance. Il avait prévu d’en parler à Sarah ; il voulait avoir son avis. Il l’imaginait s’emporter aussi facilement qu’il l’imaginait se moquer gentiment de sa susceptibilité (Mince alors, on te demande de manger une pomme, pas de prendre une nouvelle hypothèque sur ta maison et d’aller dans une station balnéaire) et, toute la journée, il avait attendu avec impatience d’avoir la surprise de sa réaction.
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Voilà les derniers mots que j'ai dits à ma mère avant son dernier soupir. Il était minuit et demi quand j'ai réalisé que je n'avais pas encore mangé. Je suis descendu dans le hall pour acheter un sandwich triangle au distributeur et suis remonté. Et j'ai dit ça. Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon. Tout de suite après ma phrase, dans un dernier râle, ma mère s'est éteinte. Et je me suis retrouvé là, avec ma maman morte et mon sandwich sans thon. (…) Et si c'était ma phrase même qui avait précipité son départ ? Si elle l'avait tellement affectée qu'elle l'avait vidée subitement du peu de forces vitales qu'il lui restait ? Ma mère était de cette génération qui avait manqué et qui était de fait soucieuse que ceux qu'elle aime ne manquent pas. Chaque fois qu'elle me voyait, elle trouvait que j'avais maigri, elle me répétait sans cesse Il faut manger, tu es sûr que tu manges assez ? C'était sa hantise, que je ne mange pas assez. Et ma dernière phrase, ma dernière revendication, était qu'il n'y avait pas assez de thon dans mon sandwich au thon. Et sa dernière pensée à elle a dû être Oh non, il n'a pas assez à manger et peut-être cette dernière pensée a-t-elle fait partir ma mère. Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon.
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Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.Margaret Drabble (in La Sorcière d’Exmoor)
& Holly Goddard Jones (in Kentucky Song)
& Fabrice Caro (in Fort Alamo)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)
& Holly Goddard Jones (in Kentucky Song)
& Fabrice Caro (in Fort Alamo)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)