jeudi 23 mai 2019

23 juillet


     Un, le désespoir. Merci au vent frais sur la peau moite. Merci au jeu des feuilles dans le vent. Mais la nuit en rêve ça pleure infiniment. C’est bon, c’est désespéré. Ça pleure l’échec, la vie perdue. Merci à la tourterelle paisible, mais toute foi a disparu. À moins que ce ne soit transitoire, et l’on continuerait à tracer sa route dans la boucle ? Cette petite brise est divine. Peut-être la contemplation du désastre est-elle signe d’une guérison enclenchée – les yeux ouverts, pour commencer. Voir et constater afin qu’en ce cœur-là s’infiltre l’espoir ? La demie sonne au clocher.
      Deux, il suffit de respirer sur le chemin. Un air ouvert, l’espoir c’est l’air insufflé dans un organisme biologique en état de marche. Dans l’allée châtelaine, les pins n’ont poussé que de leurs cimes depuis avril dernier, leurs vieilles cicatrices les ceinturent toujours à hauteur d’homme. La neige est remontée vers les sommets environnants, à présent elle descend en cascades. C’est ici que tout se passe, ici qu’attend l’histoire, prête à ravauder les tissus effilochés. La lune suit à bonne distance la course du soleil. L’univers bruit doucement. Trois, le silence sur le sommeil veille.

mercredi 22 mai 2019

Vivaces #4

L'artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme "reconnue" ou "non-reconnue", sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure.
(Vassily Kandinsky)

Pour commencer (...) il faut que quelque chose me pique, me choque. Il faut une émotion, une peur, une colère pour qu'un sujet me mette en route. Ensuite, il y a l'arborescence de l'enquête, les rencontres, le hasard. J'ai toujours travaillé avec le hasard comme premier assistant.
(Agnès Varda)

mardi 21 mai 2019

Hybrides #6

- Dites-moi, avez-vous déjà savouré l’un de mes cornichons ? Si vous avez jamais mangé un cornichon dans la région de Washington au cours des premières années de ce siècle, il y a de fortes chances pour que ce fût un « DeCroix Féroce ».
- Les bocaux portaient une étiquette rouge et jaune, si je ne m’abuse. Et sur chacune, le dessin d’une louve en redingote ?
- Oui ! C’étaient bien mes cornichons ! Les trouviez-vous bons ?
- Très.
- Merci infiniment d’affirmer que mes cornichons étaient excellents. Merci d’affirmer que, de tous les cornichons produits à cette époque à travers le pays, les miens étaient, de loin, les meilleurs.
- Ils étaient comme mon œuvre : la plus grande du monde à cette époque. N’êtes-vous pas d’accord ? Sommes-nous du même avis sur cette question ?
- Je crois que nous le sommes. Je crois que nous l’avons été à maintes reprises par le passé.
- J’espère que vous aurez très bientôt l’occasion de me redire à quel point vous tenez mon œuvre en estime. Votre admiration me touche. Et peut-être, un jour prochain, vous gratifierai-je de quelque remarque sur la qualité de vos cornichons, si cela peut vous agréer. Je le ferai avec joie. Vous le méritez. Vous qui m’êtes si loyal et m’admirez tant.

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Les avis de refus envoyés par les éditeurs américains faisaient écho aux lettres précédemment reçues par mon agente : « Nous trouvons que vos personnages auraient besoin d’être travaillés. » « Le marché du récit à la première personne est actuellement très restreint. » « Je pense que votre histoire n’est pas assez accrocheuse et je vous conseille de la réviser. » Ce genre de conneries. Du jargon d’éditeur. De la merde et du vent.

George Saunders (Lincoln au bardo)
& Dan Fante (Régime sec)

lundi 20 mai 2019

Hybrides #5

Quelqu’un a dit que le photographie est la mort parce qu’elle fixe l’instant irréparable. Mais je me demande aussi : et si c’était au contraire la vie ?, la vie, avec son immanence et son côté péremptoire, qui se laisse surprendre un instant et nous regarde avec sarcasme, parce qu’elle est là, fixe, immuable, tandis que nous, nous vivons dans la mutation, et alors je pense que la photographie, comme la musique, cueille l’instant que nous ne réussissons pas à cueillir, à savoir ce que nous avons été, ce que nous aurions pu être, et contre cet instant il n’y a rien à faire, parce qu’il a plus raison que nous, mais raison de quoi ?, peut-être raison du changement de ce fleuve qui s’écoule et qui nous entraîne, et de l’horloge, du temps qui nous domine et que nous cherchons à dominer.

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Elle entre dans le cercle à la suite de sa cousine, tremblante d’émotion, et d’un seul coup elle y est, à piétiner comme tout le monde. Au début elle n’a conscience de rien sinon de son propre corps, de sa personne, et elle observe les autres, imitant la façon dont ils tiennent leurs bras. Mais elle a également conscience d’être en train de faire une chose étrange et incroyable. Une chose qui la fait se sentir entièrement vivante, des pieds à la tête. D’un seul coup, avec un léger choc, elle comprend exactement ce qu’elle avait toujours voulu dire à son mari : être là en personne, ce n’est pas la même chose que regarder. On voit peut-être mieux les choses à la télévision, mais on ne saura jamais si l’on était vivant ou mort pendant qu’on regardait. (…)

Quand la danse recommence, elle sent une énergie nouvelle pénétrer peu à peu tout son corps. Cette fois-ci le chant dure plus longtemps, et elle oublie ses bras et ses jambes. C’est étonnamment facile. La musique et le mouvement sont réconfortants, répétitifs et hypnotiques, et son corps trouve doucement sa place dans ce balancement interminable. Aussi loin qu’elle se souvienne, c’est la première fois qu’elle se sent complètement intégrée.

Antonio Tabucchi (Pour Isabel)
& Barbara Kingslover (Les Cochons au paradis)