mercredi 8 novembre 2023

Rhizomiques #160

Tout dérape autour de nous et il n’y a plus rien à quoi on puisse se rattraper. Tout l’univers a craqué aux coutures. Pour certains d’entre nous, pour ceux qui ont commencé à s’en apercevoir, tous les autres demeurent aveugles. Ou parfaitement décidés à ne rien voir. Pour eux, tout va bien, les affaires continuent, la Terre est plate et le climat ne change pas. (…)
Je ne sais pas combien ils sont aux alentours à avoir commencé à voir ce que je vois, à avoir fait les mêmes expériences que moi, mais je parie que je ne suis pas le seul. Et, si c’est le cas, il doit y avoir pas mal de gens pleins d’effroi par ici. Un tas de visionnaires terrifiés. Même les prophètes, quand les visions ont commencé à leur parler, ont cru qu’ils devenaient fous, au début. (…)
Et je commence à chercher ces autres personnes. Celles qui, comme moi, ont la fin du monde dans le regard.
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- Il ne gagnera pas, dit Tyler. Je veux dire, il n’y avait aucune foutue arme de destruction massive. Zéro. Que dalle.
(…)
Il n’y avait aucune arme de destruction massive. Et nous les avons bombardés quand même.
Et, soit dit en passant, il a détruit l’économie. Il a gaspillé des milliers de milliards de dollars.
(…)
Barrett dit : « Ce qui m’inquiète réellement, c’est la coupe de cheveux de Kerry. »
Tyler ferme les yeux, son visage se crispe, comme au début d’une migraine. Il ne veut pas être, il ne sera pas, celui qui ne peut supporter une plaisanterie, l’oncle qu’on est obligé d’inviter pendant les vacances alors même que tout le monde sait qu’il va ressasser sans fin… ressasser quelque injustice, trahison ou autre méfait de l’Histoire qu’il porte, tel le costume de l’Homme de fer, soudée à son corps.
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L’enfer des vivants n’est pas quelque chose qui existera dans le futur ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons en restant ensemble. Il y a deux façons de ne pas souffrir. La première est facile pour le plus grand nombre : accepter l’enfer et en faire partie jusqu’à ne plus le voir. La deuxième est risquée et exige une attention et un apprentissage continus : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au beau milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire place.
 
Salman Rushdie (in Quichotte)
& Michael Cunningham (in Snow Queen)
& Italo Calvino (in Les villes invisibles)

jeudi 2 novembre 2023

Rhizomiques #159

Elle se demande si on peut se souvenir de sa découverte viscérale de l’horreur et la combattre en même temps ? Les deux choses exigent des énergies radicalement différentes.
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 « Et ce n’est pas la fin du monde, dit-elle.
- Pas pour certains d’entre nous. »
Elle le serre plus étroitement contre elle. « Ne commence pas, murmure-t-elle. Pas ce soir. »
Tyler hoche la tête. Il ne va pas commencer. Pas ce soir. Il n’y aura pas de discours sur les prisons secrètes de la CIA en Pologne ou en Roumanie, sur les écoutes téléphoniques illégales, ou le fait que Bush en personne a reconnu que trente mille civils irakiens étaient morts depuis le début de la guerre.
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J’ai commencé à comprendre que j’allais devoir garder perpétuellement présentes à l’esprit deux idées apparemment contradictoires. La première est l’acceptation sans rancune de la vie comme elle est et des hommes comme ils sont : à la lumière de cette idée, il va sans dire que l’injustice est banale. Cela n’impliquait pas que l’on glisse vers la complaisance, car la deuxième idée est de puissance égale : que dans sa propre vie il ne faut jamais accepter ces injustices comme banales mais au contraire les combattre de toutes ses forces. Mais ce combat commence dans le cœur de chacun ; ainsi m’incombait-il désormais d’éliminer de mon propre cœur toute haine et tout désespoir.
 
Chris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Michael Cunningham (in Snow Queen)
& James Baldwin (in Chroniques d’un enfant du pays)

mercredi 25 octobre 2023

Rhizomiques #158

J’allume l’autoradio, une voix féminine déclare que, pour la sixième année consécutive, les profits de l’industrie de l’armement ont progressé. La pandémie a alimenté la demande de matériel militaire à travers le monde, dit-elle avant que sa voix ne se perde aussitôt dans un grésillement. La phrase suivante est inaudible, puis j’entends à nouveau : une progression de cinq cent trente milliards de dollars. Les grésillements reviennent et la présentatrice s’évanouit tout à fait. (…) Je tripote l’appareil sans quitter la route des yeux. Jaillit alors une voix limpide : bonjour, vous écoutez Radio Apocalypse.
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« La première option est évidente : la vengeance. Quand quelqu’un tue votre fille, vous voulez être quitte. Vous avez envie d’aller tuer un Arabe, n’importe quel Arabe, tous les Arabes, et puis vous avez envie d’essayer de tuer sa famille et tous les gens autour de lui, c’est attendu, c’est exigé. Chaque Arabe que vous voyez, vous le voulez mort. (…)
Puis, au bout d’un certain temps, vous commencez à vous poser des questions. (…) Et vous vous demandez : Est-ce que tuer quelqu’un me ramènera ma fille ? Est-ce que tuer tous les Arabes la ramènera ? Est-ce qu’infliger une souffrance à autrui allègera la souffrance insupportable qui vous mine ? (…) De manière très progressive, et compliquée, vous parvenez de l’autre côté : vous commencez à vous demander ce qui est arrivé à votre fille, et pourquoi. C’est difficile, c’est effrayant, c’est épuisant. Comment une chose pareille a-t-elle pu se produire ? Qu’est-ce qui a pu pousser quelqu’un à être à ce point enragé, furieux, à bout, désespéré, bête, pathétique, pour vouloir se faire exploser à côté d’une fille qui n’avait même pas quatorze ans ? Comment peut-on comprendre cet instinct-là ? Déchiqueter son propre corps ? Marcher dans une rue passante et tirer sur le cordon d’une ceinture qui va l’éparpiller en mille morceaux ? Comment peut-il penser de la sorte ? Qu’est-ce qui l’a fait comme ça ? Où diable a-t-il été créé ? Comment est-il devenu ainsi ? D’où venait-il ? Qui lui a appris cela ? Moi ? Son gouvernement ? Mon gouvernement ? »
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Je crois encore que l’exactitude des faits et la complexité des récits sont le fondement de notre société, mais je suis troublé de voir à quel point les gens se soucient peu de la vérité, pour s’en remettre à leurs émotions. Dans quelques années, peut-être que nous nous retournerons sur cette époque pour dire que nous avons été pris par un accès de mauvaise fièvre. Ou pour constater que le mal s’est installé.

Audur Ava Ólafsdóttir (in Éden)
& Colum McCann (in Apeirogon)
& David Grann (interview dans Télérama du 23/08/23)

mardi 10 octobre 2023

Au sommet de tout

mercredi 5 octobre

Et de nouveau l'ivresse. Il existe aussi des sauterelles dont le vol chatoie en teintes rubis. Le ciel est d'un bleu uniforme qui n'augure rien de bon si ce n'est l'absence de pluie – mais ne vaudrait-il pas mieux que mes pieds soient trempés ? Rien ne vaut mieux, tout est parfait, le sillage blanc des avions ne peut se confondre avec celui d'un missile nucléaire. Les marmottes sont sans doute au fond de leurs trous, à dormir déjà. Il suffit d'un vulgaire couple de randonneurs pour troubler la quiétude d'un lac d'altitude. Mais alors je me carapate encore plus haut.

Je grimpe tellement plus haut que je me retrouve au sommet de tout. Je ne reconnais pas mais c'est bien là que j'avais posé le pied une première fois peu après mes quinze ans, et j'avais ramassé une pierre pour garder souvenir de ce "3200". C'est bien là que j'étais retourné à équidistance d'aujourd'hui, et j'avais glissé un ex-voto dans une anfractuosité de cairn, priant pour qu'une troisième fois je revienne avec la femme qui m'avait quittée. Je suis seul et la beauté m'enivre. Je titube sur la neige, j'en mangerais. Je mange une banane. J'ai le vertige.

Très prudemment je redescends. Il n'y a plus personne autour du lac, le soleil y fait miroiter des étoiles. Il n'y a personne sur les pentes qui cernent la vallée, hormis les ombres lentes du jour finissant. Il n'y a pas d'eau dans le lit de la cascade. Il fait froid soudain, beaucoup plus bas. C'est la fin d'une journée parfaite, la fin prononcée de l'été, la fin prochaine de ces vacances, le déclin de mon passage sur cette Terre. Heureusement mes jambes savent qu'il faut seulement marcher, encore. Elles savent qu'à tout le moins, le présent est un printemps.