mardi 23 avril 2024

Rhizomiques #186

Il est difficile de rester seul avec soi-même. La solitude n'est supportable que quand cet imbécile n'est pas là.
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Un voisin qui donne une fête
Des gens qui rient.
Heureusement qu’ils ne m’ont pas entendu, ou alors ils sont assez intelligents pour m’ignorer.
J’aimerais pouvoir m’ignorer.
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(…) cette fausse flatterie de certains groupes de filles
est une fête pur sucre que tu dois manger
les yeux fermés tandis que tu
en avale les cuillerées
en même temps que les sourires de celles qui te flattent
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Je n’aime pas les fêtes. J’ai hérité d’une espèce d’aversion pour la mise en scène du contentement. Je suis né fatigué. Comme disait mon père, ce qui fatigue le plus, c’est ce qui n’arrive jamais.
 
Thomas Arfeuille
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Laura Kasischke (Ce que j’ai appris en troisième, in Où sont-ils maintenant)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)


mardi 16 avril 2024

Rhizomiques #185

    Je préférais quand il pleuvait et ventait. Je pouvais alors rester dans ma chambre et regarder des films sur mon lit, lire ou dormir en toute bonne conscience. Le soleil était contraignant. Quand il faisait beau, on était censé sortir, voir des amis, être gai. Rester à l’intérieur par un temps pareil semblait fou et me donnait l’impression d’être une ratée, même si mes activités étaient exactement les mêmes que d’habitude. Et même si, après tout, j’étais maîtresse de ma propre vie.
    J’étais libre de faire comme je l’entendais. Par conséquent, pourquoi avoir mauvaise conscience si je ne souhaitais pas aller me soûler en terrasse ?
    Merde alors ! Qu’ils aillent tous se faire foutre !
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    En fin de compte c’est triste à dire mais la situation actuelle m’arrange plutôt. Comme il n’y a plus de bars, ni boîtes, ni soirées, au moins je ne me sens plus coupable de ne jamais y aller. C’est la suspension officielle de tout ce que je fuis… Tout comme j’ai toujours rêvé qu’un pouvoir un peu autoritaire décrète l’interdiction de la sexualité. Ce serait génial. Je dirais à tout le monde eh non, que veux-tu, depuis l’interdiction je n’ai plus de vie sexuelle
    Bien entendu il m’arrive de penser que je ferais mieux de me mettre sur un site de rencontres, plutôt que d’attendre l’interdiction de la sexualité.
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À la terrasse d’un café, un homme m’aborde et interrompt ma lecture. Il me pose un tas de questions. Je sais maintenant qu’il joue du saxophone et qu’il habite le quartier. Il me parle comme si je n’avais rien de mieux à faire. Pourtant je lisais Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, et je pensais, à tort, qu’avec un tel titre j’étais tranquille.
 
Karl Ove Knausgaard (in L’Étoile du matin)
& César Morgiewicz (in Mon pauvre lapin)
& Mathilde Forget (in À la demande d’un tiers)

mardi 9 avril 2024

Rhizomiques #184

Le Baron détestait la foule. (…) « Parfois, on est pris au piège : on entre dans un lieu qu’on croit agréable, pour découvrir à l’intérieur qu’il est bondé, et qu’on s’y trouvera très mal. » Il soupira. « Je rêve d’une machine pour mesurer à distance la fréquentabilité d’un endroit pour une personne délicate dans mon genre. On braquerait le capteur sur la zone à étudier, et la densité s’afficherait, avec un code couleur – de vert à rouge. Ainsi n’irait-on que là où c’est vert, en s’épargnant l’énervement, le sentiment d’oppression, l’irritation des zones rouges. » Il réfléchit un instant puis ajouta : « Et comme je déteste aussi le bruit, ce densitomètre ferait sonomètre. Tout en un. »
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S’ils trouvent un moyen de cloner des animaux, après ce sera des humains – on dirait de la science-fiction mais ça va arriver. Et après ? Plus besoin d’humains ? Juste des machines pour faire tourner le monde ? (…) Des humains clonés qui occupent tous les corps de métier et qui nous disent, à nous les grands non-clonés, que nous avons mal écrit l’histoire et que nous devons maintenant être remplacés ?
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Il observa les gens agglutinés autour des tables aux contours sinueux, occupés à manger, rire, bavarder avec animation, avec leurs visages éclatants de santé et leurs corps musclés, un biotope de réussites évolutives éblouissantes, un vivier de corrections génétiques fructueuses. Il scruta les tables à la recherche de quelqu’un qui détonnerait dans le décor, quelqu’un qui ne dirait mot, perdu dans ses pensées, ou qui aurait les yeux dans le vague. Quelqu’un de trop gros, ou qui aurait des épaules osseuses, un teint blafard, des cheveux clairsemés, quelqu’un avec de la tristesse dans le regard.
 
Bernard Quiriny (in Portrait du baron d’Handrax)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)
& Ewoud Kieft (in Les Imparfaits)

mardi 2 avril 2024

Rhizomiques #183

Elle avait les larmes aux yeux à l’épicerie, en regardant une boîte de pêches au sirop. Elle passait trois heures à essayer de libérer un papillon de nuit blanc qui était resté coincé dans la véranda. Elle rampait sur la pelouse après qu’il l’avait tondue, à la recherche de survivants, redoutant de trouver des corps d’insectes écrasés et hachés, des traces de terriers détruits et de rongeurs mutilés. Et, pendant ce temps, il continuait à acheter des packs familiaux de serviettes en papier, de gros paquets moelleux qu’il portait sur son épaule, comme s’il était une sorte de bucheron robuste et costaud – alors même qu’ils avaient convenu d’utiliser les serviettes réutilisables en bambou qu’elle avait achetées en ligne et qu’il avait jetées un après-midi par mégarde. Elle grimaçait quand elle faisait démarrer la voiture et que l’odeur d’essence commençait à se répandre dans l'air. Ils se disputaient pour savoir si Nora devait être élevée selon des principes végétariens ou si, au contraire, elle devait se nourrir quotidiennement de membres et de torses de gros animaux aux yeux de biche qui n’avaient pas vécu un seul jour sans être destinés à autre chose que l’abattoir. Pourquoi ne pouvait-on pas vivre sa vie comme on le souhaitait ? Pourquoi était-on toujours enchaîné aux gens qui sombraient autour de soi, pourquoi était-on aligné sur leur niveau de vie, pourquoi le seul choix était-il papier ou plastique, plutôt que de pouvoir choisit de ne rien acheter du tout ?
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Cela faisait partie de sa personnalité émotive prompte à la compassion, comme s’il était né et était devenu homme pour être choqué par la disharmonie du monde et en souffrir.
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Celui qui revendique la sagesse revendique la souffrance ; et un cœur doué de compassion perce les os telle une rouille.
 
Alexandra Kleeman (in Du nouveau sous le soleil)
& Lidia Jorge (in Estuaire)
& Saint Augustin

mardi 26 mars 2024

Rhizomiques #182

Sur un grand tableau accroché au mur, le profil d’un bœuf apparaît comme une carte géographique parcourue de lignes de frontières délimitant les zones d’intérêt comestible, qui comprennent l’entière anatomie de la bête, à l’exclusion des cornes et des sabots. C’est la cartographie de l’habitat humain, non moins que le planisphère de la planète, l’un comme l’autre protocoles censés ratifier les droits que l’homme s’est attribués, de possession, de répartition et de dévoration sans reste des continents terrestres et des quartiers du corps animal.
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    Mais pourquoi quelqu’un mangerait-il n’importe quelle créature qu’on doit tuer pour que ce quelqu’un puisse la bouffer, alors qu’il y a tant de choses qu’on peut manger dans le monde sans rien tuer ?
    Plus Sacha grandit, plus elle se rend compte que l’espèce à laquelle elle appartient est cinglée.
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Je me suis entendue parler au chien, et ça m’a rappelé que j’existais. Ça ne ressemblait jamais à ce à quoi je m’attendais, l’existence.
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    Le chien est mort au bout d’une semaine en orbite autour de la Terre. Sans souffrir. C’est ce que dit le dépliant. D’après la photo de la capsule, on  a l’impression que le chien ne pouvait même pas se lever, ni bouger, encore moins tourner plusieurs fois comme les chiens aiment le faire avant de se coucher, sa mère dit que c’est une habitude ancestrale, de faire leur lit avant de se coucher, que ça remonte à l’époque où les chiens dormaient dans les hautes herbes et tournaient jusqu’à les aplatir.
    Qu’est-ce que ça avait dû lui faire, ce truc en verre qui se refermait devant sa truffe, à ce chien qui ne pouvait pas comprendre ce qui se passait, puis cette capsule propulsée dans le ciel au-delà de la gravité ?
(…)
    Pourquoi tu ne manges pas ? avait demandé sa mère à table ce soir-là.
    Je ne peux pas, avait-elle répondu, je pense à la gravité de la vie de ce petit chien.
 
Italo Calvino (in Monsieur Palomar)
& Ali Smith (in Été)
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Ali Smith (in Hiver)

vendredi 22 mars 2024

A contre-saison #18

 22 septembre

(D.R.)

« (…) Monter, monter, sillonner le haut vent
comme s'il était nécessaire de s'engloutir
dans la profonde cavité du ciel.
Monter sans jugement,
jusqu'au plus haut creux de la hauteur,
monter avec l'élan de l'abîme, en caressant
la lisse peau du ciel,
l'absente cicatrice où se ferme le cercle (…) »


 

Antonio Caballero (in Un mal sans remède)