mardi 17 août 2021

Rhizomiques #79

(…) c’est comme dans les films américains de gangsters qui passent dans les cinémas Rex et Duo et que moi je ne peux pas regarder car c’est souvent interdit aux moins de dix-huit ans, mais heureusement on nous laisse entrer si on donne notre argent de poche aux gaillards qui contrôlent les âges devant la porte. Une fois qu’on a vu les films en question on se demande pourquoi c’est interdit aux moins de dix-huit ans alors qu’on ne montre pas tout de long en large, on cache trop les femmes qui se déshabillent, d’ailleurs elles nous tournent le dos, et les baisers c’est juste pour qu’on se dise que les gens se sont embrassés car on ne voit pas les langues sortir et entrer dans les bouches. Bon, je ne vais pas m’attarder sur ça sinon on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis trop impoli sans le savoir.
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Je dus perdre le fil de l’intrigue, car maintenant Scotty poursuivait Madeleine dans le clocher d’une église de style espagnol. Je poussai un cri quand elle tomba dans le vide.
- Tout le monde crie la première fois, dit Elaine. Mais attention. Entrée en scène du rôle de Judy.
Tout mon corps se mit sur la défensive devant l’expression que prend le visage de Scotty en voyant Judy ressortir du salon d’essayage, vêtue du tailleur gris de Madeleine. Jimmy Stewart était un bien meilleur acteur qu’on ne l’avait pensé. Je ne sais comment, mais voilà, il savait exactement comment un type réagit à cet instant rare où il voyait une vivante se transformer, grâce à lui, en une morte.
- J’y crois pas qu’un truc pareil… puisse arriver, dis-je.
- Justement. Ça n’a rien de personnel ; c’est le truc avec une œuvre d’art, fit Elaine. Chaque fois, on y voit un truc différent. J’avais toujours supposé que le film traitait de la bizarrerie sexuelle des hommes. Mais ça parle aussi du chagrin et du comportement dingue que le chagrin peut provoquer chez les gens. Il peut les faire totalement disjoncter. Comme dans Le Dernier Tango… mais ne regarde pas celui-là non plus, attends encore un petit moment…
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Tu penses sérieusement que 2001. L’Odyssée de l’espace est un film intelligent ? Ce film avec les singes qui sautent sur une musique de Richard Strauss et qui servent de prologue à une suite d’incohérences spatiales avec les petites valses de l’autre Strauss ? Je ne sais pas ce qu’est le cinéma, mais je suis sûr de ce que le cinéma n’est pas : qu’on te passe des photos avec de la musique classique, pour te faire gober qu’il s’agit de quelque chose d’important. Ils auraient mieux fait de laisser  les singes diriger le film !
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Alors que le film était présenté comme à suspense, l’action fut d’une lenteur atroce. Il était tellement évident que les comédiens jouaient la comédie. Tellement évident que ce film n’était qu’un film. Grace Kelly avait beau être très belle avec sa blondeur sereine, et pas aussi outrageusement maquillée que les actrices du film de John Wayne, et James Stewart, sympathique et conquérant, il était impossible de les prendre sérieusement pour autre chose que des stars de cinéma glamour qui se prêtaient à une intrigue improbable, encore une fois soulignée par une musique d’ambiance lourde qui m’énerva tellement que je dus me plaquer les mains sur les oreilles. (…) Je trouvais déconcertante la manière dont, dans la lumière vacillante de l’écran, les visages des autres spectateurs étaient aussi captivés que des visages d’enfants. (…)
 
Alain Mabanckou (in Les cigognes sont immortelles)
& Francine Prose (in L'été d'après)
& Pablo de Santis (in La fille du cryptographe)
& Joyce Carol Oates (in Le petit paradis)