mardi 1 août 2023

Rhizomiques #157

Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.
---
   Nous, les humains, grouillons sur la planète comme un nuage de sauterelles, qui enfle sans cesse et dévore tout sur son passage. Il n’y a aucune justice, aucun bon sens, aucune décence dans cette frénésie reproductive planétaire, dans cette obscène fécondité anthropoïde, dans cette production industrielle de bébés et de corps, toujours plus de bébés, toujours plus de corps. La vision anthropocentrique du monde est antichrétienne, antibouddhiste, antinature, antivie et… antihumaine.
   Grognant, ronchonnant, pestant et m’esclaffant, juste un fou ordinaire dans un monde d’assassins, je longe les monts Seco et traverse les collines Antilope clairsemées selon un cap est, sud-est.
---
À présent, avec l’avènement de l’anthropocène, pour la première fois le glacier, la tortue, la mouche du vinaigre, le ginkgo biloba et le ver de terre ressentent fortement que quelque chose, dans le temps humain, a changé. Nous sommes l’apocalypse du monde. Également, en ce sens, notre propre apocalypse. Quelle ironie : l’anthropocène, la première ère nommée d’après l’homme, se révélera sans doute être aussi la dernière pour lui.
 
Claude Lévi-Strauss (extrait du discours prononcé à l’occasion de la remise du XVIIème Prix International de Catalogne, 2005)
& Edward Abbey (in Un fou ordinaire)
& Guéorgui Gospodinov (in Le pays du passé)