jeudi 13 mars 2025

De la beauté au sein du désastre

21 juin

    Dans le square près de la gare, toujours des hommes dorment, à ce qu’il semble. Cette fois il est près de midi – mais j’ignore ce qu’il s’y passe la nuit. S’il est fermé. Si les gardiens débonnaires le jour sont remplacés la nuit par des maîtres-chiens plus soucieux d’embarquer les indésirables. Deux femmes tirent un caddie et expliquent à l’homme qui les attendait qu’elles n’ont pas pu rapporter de glaçons. Sous le soleil ardent je visualise de petits icebergs que la grille métallique du caddie ne permettait plus de retenir, comme une allégorie des solutions dérisoires que l’humanité oppose au réchauffement climatique.
    Dans le train la climatisation souffle une brise au niveau de mes chevilles, j’ajuste mon masque et retrouve Lorelei. Nous ne sommes pas vus depuis plus d’un an, elle me reconnaît cependant, le paysage défile vite. Voici de nouveau ce coin de campagne où regarder danser, sauf que cette fois nous sommes deux, nous sommes trois avec la chorégraphe, sept avec les danseurs. Six cents migrants sont morts noyés en Méditerranée ces trois dernières semaines. Les exilés du square sont toujours aussi mal accueillis en France.
    Ce sont les tout derniers jours de la résidence de création, il y a encore beaucoup à rectifier, modifier, affiner. Besoin de mots pour danser, des mots de travail, d’autres de complicité. Le travail pour chacun d’entre nous est une faim, est une soif. En fin de journée il est trop tôt pour arrêter, d’autant que c’est solstice. Et fête de la musique. Le coin de campagne est un désert mais les danseurs empruntent la voiture, loin d'être rassasiés. Lorelei et moi parlons d’écriture dans la cuisine. L’eau de la tisane fleure les pesticides. La beauté au sein du désastre fera de bons souvenirs.

mardi 11 mars 2025

Attentives #35 (peindre en miroir)

Ovide se donne du mal pour expliquer que Narcisse ne savait pas qu’il se voyait lui-même – pas initialement. Il aima ce qu’il vit et ensuite, plus tard, il vit que ce qu’il aimait n’était autre que sa propre personne, en fait. C’était lui qu’il voyait dans l’eau, avec tout le reste : le ciel, les arbres, le monde qui l’entourait. Et ce fut peut-être ce qui le rendit si heureux : il avait cru être seul, et regarder un monde distinct de lui-même, un monde peuplé d’autres choses, et voilà que, tout à coup, il se rend compte qu’il est dans ce monde. Qu’il est bien réel. Avant, il ne se savait pas réel…
(…)
Nous avons toujours envisagé l’histoire de Narcisse comme celle de la vanité et de l’amour de soi propres à la jeunesse. Mais il faut garder à l’esprit que Narcisse était celui qui rejeta Echo parce qu’elle ne faisait que lui répéter ce qu’il venait juste de dire l’instant d’avant. Elle était toujours d’accord avec lui – on pourrait croire que cela ferait d'elle la femme idéale pour quelqu’un qui s’aime lui-même d’amour… mais il ne voulait pas de ça.
(…)
Et c’est en découvrant la vérité, en constatant que sa personne est un objet au sein d’un monde, comme tous les autres objets, qu’il devient peintre. Car, pour la première fois, il fait partie du monde, et l’art est sa façon de confirmer cet état de fait. Une façon de dire qu’il est dans le monde, dans le monde et du monde. Echo lui répétant ses propres paroles, c’était une triste blague, une parodie. Désormais, en revanche, il est environné d’inattendu et d’imprévisible.

John Burnside (in L’été des noyés

L’acte de peindre est, avant tout, une prise de possession sensuelle de l’univers : une sorte d’identification se produit entre vous et ce que vous cherchez à capturer par l’action de peindre. Le peintre se travestit sensuellement en ce qu’il peint. Il devient femme pomme fleur lumière, je ne connais pas de communion plus complète – à part la fusion de l’amour. Peindre c’est aimer.

Serge Rezvani (in Le testament amoureux)


 

jeudi 6 mars 2025

Rhizomiques #205 (hallucinés)

(...) pendant une courte période de trois mois qui passa comme un éclair, je fus un consommateur habituel d’acide lysergique, de LSD, ce qui me fit comprendre que ce que nous appelons "réalité" n’est pas une exactitude mais plutôt un pacte entre un grand nombre de gens, entre un grand nombre de conjurés qui, un jour, dans votre ville natale par exemple, décident que l’avenue Diagonal est une promenade avec des arbres alors que si vous prenez votre acide, vous pouvez voir un zoo bourré de bêtes féroces et de pies qui ont leur propre vie, toutes en liberté, certaines juchées au faîte des arbres.
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Une étrange sensation de démangeaison & de brûlure entre mes yeux – & je me réveille en sursaut, comme quelqu’un qui s’est très légèrement dégagé de son corps mortel, dans son sommeil ; le corps éthérique nous comprend, nous qui sommes éclairés, paraît-il ; & parfois, dans le sommeil, ce corps se disjoint du corps moral. (Ainsi l’enseigne madame Blavatsky.) Mais oh ! – cette sensation bizarre entre mes yeux, au bas de mon front – est-ce le troisième œil de l’illumination ? Qui s’ouvre enfin ?
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Il est impossible de voir le moi véritable dans un miroir, vous ne pouvez voir que ce que vous n'êtes pas ou ce que vous voulez être. (…) Le réel est constamment devant vous et pourtant vous ne voyez rien, d'ailleurs cela ne dépend peut-être pas de vous, voir le réel reviendrait à entrer si profondément dans la réalité qu'on n'y survivrait pas.
 
Enrique Vila-Matas (in Montevideo)
& Joyce Carol Oates (in Maudits)
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)

lundi 3 mars 2025

Rhizomiques #204 (réalités)

    Qu’est-ce que la réalité ? pour vous ?
    Ce n’est pas un nom. Ce n’est pas une chose ni un objet. Elle n’est pas objective.
    J’admets que notre expérience de la réalité n’est pas objective. Mon expérience du désert sera différente de la vôtre. Mais le désert est vraiment là.
    Bouddha ne serait pas d’accord avec vous, dit Victor. Bouddha dirait que vous êtes un esclave des apparences, que vous confondez la réalité avec l’apparence.
    Alors qu’est-ce que la réalité ?
    Les plus grands esprits se posent cette question depuis toujours. Je ne sais pas y répondre. Ce que je peux dire, c’est que si la conscience semble être une propriété émergente du cerveau – impossible de la situer biologiquement –, elle nous échappe tout autant que le siège de l’âme, mais nous nous accordons pour dire que la conscience existe, et nous nous accordons pour dire qu’aujourd’hui, l’intelligence des machines n’est pas consciente. Alors peut-être que la réalité est aussi une propriété émergente – elle existe, mais ce n’est pas ce fait substantiel auquel nous pensons.
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Dis-moi, est-ce que tu crois à la réalité ? (…) Toi et moi nous sommes des scientifiques, nous appartenons à une certaine tradition, mais qu'est-ce qu'une tradition, sinon ce sur quoi tout le monde s'accorde – chercheurs, enseignants, institutions –, et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s'accorde, et c'est précisément ce qu'ils sont en train de faire. C'est extrêmement simple, Eilish, le NAP s'efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l'on prétend qu'une chose en est une autre et qu'on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l'acceptent comme une vérité – rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois ça se produit dans ta propre vie, pas dans un bouquin.
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Nous vivons dans une simulation, me dis-je tandis que le tramway s'arrêtait à un bloc de mon appartement, mais cela restait tellement en deçà de... de la réalité, disons, faute d'un meilleur mot. Je n'arrivais pas à me convaincre. Je n'y croyais pas. Une averse était prévue dans – je consultai ma montre – deux minutes. Je descendis du tram et me mis en marche très lentement, exprès. J'ai toujours adoré la pluie, et le fait de savoir qu'elle ne vient pas des nuages n'en diminue aucunement l'attrait à mes yeux.
 
Jeanette Winterson (in Frankissstein : une histoire d’amour)
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)