jeudi 18 avril 2019

§ 30

Et que comptes-tu faire à présent ? Sylvelle réintègre le salon avec une tisane, elle n’a rien proposé à Jumien, fini d’être sa bonniche, d’ailleurs il n’a pas bougé le cul de son fauteuil. Je ne sais pas, répond-il – sa phrase favorite pour ne pas prendre de décision, toujours s’en remettre à elle, eh bien voilà, maintenant c’est à son tour de rentrer fatiguée et de s’asseoir dans son fauteuil. Se dit-elle avant de ne plus savoir à qui elle s’identifie, à la Sylvelle inchangée ou au double qui lui fait face. Peut-être que cela ne va pas durer, continue-t-elle, peut-être que demain tout sera rentré dans l’ordre ? Jumien tel qu’en lui-même, partisan du moindre effort, elle aurait dû le quitter des mois auparavant et rien de tout cela ne serait arrivé.

mercredi 17 avril 2019

§ 28 et 29

Sylvelle choisit de ne pas se sentir vexée. Elle se rend dans la cuisine mettre de l’eau à chauffer. Elle se tient face au plan de travail pendant que les cliquetis de la résistance électrique s’amplifient. Comme si c’était une fin de journée normale, elle se retournerait et elle verrait Jumien. D’ailleurs, où étais-tu ? demande-t-elle.  Je ne suis pas resté dehors longtemps, je voulais juste prendre l'air. Mais je ne sais pas comment tu fais, continue-t-il, c’est pénible, tous ces hommes qui te matent les seins. Pourtant tu vois comment je me suis habillé, je n’ai pas tenté la jupe courte, les talons et le décolleté ! Au début j’ai cru qu’ils devinaient que je n’étais pas vraiment une femme, mais bien sûr c’était tout le contraire. Et des regards salaces en plus...

Ne me dis pas que tu ne t’en étais pas rendu compte quand nous sortions ensemble ? Peut-être mais c’était plus discret. Du genre S’il n’y avait pas ton mec je te violerais volontiers mais là, respect ? Non, mais j’avais le sentiment que cela ne te dérangeait pas trop, alors que moi j’ai trouvé ça vraiment désagréable. « Ça ne me dérangeait pas trop » ? s’indigne-t-elle. En fait, tu me prends pour une pute. Ne déforme pas tout, j’étais seulement en train de te raconter que j’en ai eu vite assez d’être déshabillée du regard par tous ces hommes, en plus j’avais mal aux pieds, je ne savais pas où aller, finalement je suis entrée dans une boutique de fringues. Toi ? s’exclame Sylvelle. Oui, bon, c’était un refuge. Ensuite je suis revenue.

mardi 16 avril 2019

§ 27


Ils restent un moment dans la même position, elle debout, elle assise, laissant retomber l’écho de leur dispute. Le mot « dispute » vient à l’esprit de Jumien, mais il s’agit d’autre chose, des disputes ils en ont eu par le passé, mais jamais un tel désaccord. Jamais été en tel danger de se séparer. Les voisins les ont-ils entendus ? La voix de Sylvelle par tous les tons, se hurlant des horreurs à elle-même, de quoi appeler l’hôpital psychiatrique. Comment se sépare-t-on quand on est si visiblement la même personne ? Et tu ne sais même pas prendre soin de moi, murmure Sylvelle en se rapprochant. Regarde-moi ces cheveux. Et cette peau, tu as transpiré et bien sûr tu ne t’es pas maquillé ce matin. Je crois que je te préfère comme ça, souffle Jumien.

lundi 15 avril 2019

§ 25 et 26

Où étais-tu, est-ce qu’on t’a vu ? Il y a des chances, répond Jumien, même si plus personne ne regarde personne de nos jours. Tu te rends compte qu’on aurait pu nous voir ensemble, je suis revenue du boulot il y a dix minutes à peine ? Là on nous aurait remarqués, c’est sûr, rit-il. Tu es complètement inconscient, s’emporte Sylvelle, ce matin tu pleurnichais et maintenant tu parades dans nos rues, notre quartier, est-ce que tu as pensé un peu à moi ? Mais tout le temps, répond Jumien en lui coulant un regard empli d’un aberrant sous-entendu. Ce que Sylvelle supporte le moins, décidément, c’est le ton de sa voix, comme si on la parodiait, la singeait, se moquait d’elle, une imitation parfaite et grotesque à la fois, c’est vraiment à ça qu’elle ressemble ?

Tu ne te rends pas compte, reprend-elle, c’est un cauchemar... Je suis quand même bien placé pour me rendre compte, s’insurge son double, c’est tout de même moi qui ai perdu mon corps ! Je ne peux plus me rendre à mon travail, poursuit-il, je n’ai plus d’existence légale, je ne sais pas ce que je vais bien pouvoir raconter à mes parents ou à mes amis.... Même toi tu ne cherches pas à me venir en aide, ce matin tu étais tout près de me frapper. Tu es une abomination, crie Sylvelle en se levant brusquement du canapé, le Jumien que je connaissais est mort, tu ne devrais pas même exister ! Mais je suis Jumien, se défend-il sans trop de conviction, enfoncé dans le fauteuil… Tu m’as tout pris, le coupe Sylvelle, tu as pris mon corps !

dimanche 14 avril 2019

§ 24

Ah, tu es là, dit-elle en laissant tomber le trousseau sur la commode de l’entrée, comme Jumien avait l’habitude de le faire. Elle a l’air épuisé, pas bien droite sur ses jambes, les cheveux mal peignés. On croirait qu’elle sort du lit, pense Sylvelle, et qu’elle n’y était pas seule. Jumien hésite une seconde puis, constatant que Sylvelle n’est pas armée, s’assied dans un fauteuil, à distance raisonnable toutefois. Il porte un jean dans lequel Sylvelle ne rentre plus depuis des mois, comment a-t-il fait ? Il se tient les jambes écartées, pas féminine du tout, il la dégoûte. Enlève ces chaussures, lance-t-elle, elles sont moches et usées, je voulais les jeter. Au moins elles ne te bousillent pas les pieds, rétorque Jumien, j’en ai essayé d’autres, c’était l’horreur !

samedi 13 avril 2019

§ 23

Alors il la prendrait pour une folle, et elle n’aurait aucun argument pour le contredire. Aucune preuve. Même la marque causée par la poêle sur le mur tendrait à aggraver son cas – Mais pourquoi as-tu fait ça ? – Mais parce que tu n’étais plus toi ! Et j’étais qui si je n’étais plus moi ? Tu étais moi ! On la traiterait d’hystérique, on l’internerait sur-le-champ. Elle finirait par se laisser convaincre, toute cette histoire n’était qu’une crise délirante. À l’instant même, elle commence à douter. Tout a l’air si normal ici, exceptée elle. Dans la cuisine elle va se servir un verre de vin de la veille, quand tout allait bien. L’ascenseur s’arrête à l’étage, Jumien montait toujours par l’escalier mais Sylvelle s’immobilise. La clef s’enclenche dans la serrure.