mardi 7 janvier 2020

addendum à Hybrides #25

- Ne voilà-t-il pas une merveilleuse possibilité de description littéraire en quelque sorte toute faite ? : cette colossale forme couchée rendue presque irréelle par tant de rayons convergents, cernée des feux gyroscopiques de ce bleu à la fois laid et beau d'une quantité de voitures de police, d'ambulances, ainsi que plus haut, traçant des cercles les hélicoptères de l'armée dont les puits de lumière disparaissaient et apparaissaient alternativement.
- Ne l'ennuyez pas avec vos descriptions, dit l'Entraîneur. Se tournant vers moi : N'avez-vous pas dit à mon ami le Biochimiste qu'un écrivain, aujourd'hui, n'avait que faire de ce genre de descriptions... et même d'aucune, ai-je cru comprendre. C'est bien cela ?
- Oui, dis-je, c'est bien cela. J'écris pour capter un quelque chose que je tente de transmettre.

(...)

- Vous voulez parler de tous ces hommes, que j'imagine en salopettes rouges, passant au premier plan pendant que plus loin, autour de l'avion immobilisé, devaient se poster des tireurs et que, formant un cercle plus large, parmi les masses confuses des camions et des citernes métalliques, on devait deviner une foule de soldats armés de fusils sur lesquels quelques éclats de lumières reflétées évidemment tremblaient au moindre mouvement...
-  Allons, pourquoi ce ton d'ironie dès qu'il est question d'écriture ?
- Détrompez-vous, c'est avec le maximum de sérieux que je proposais ces images qui appartiennent au fond collectif "moderne". Ce sont, dans l'écrit, l'équivalent des "stock-rushes" du cinéma. Il y a un plaisir rétinien hors de la compréhension de ce qui se passe vraiment. Ce qui m'intéresse c'est le ce qui se passe vraiment. (...) J'écris pour ceux qui ont été élevés dans  une culture contenant la charge d'images, de sons, de parfums, de lumière et de demi-teintes formant cet "instant", à l'aéroport, que vous évoquiez. Cet usuel qu'une caméra a mille fois saisi et restitué, je n'en ai que faire avec les mots ! L'allusion me suffit. Toute description belle, comme on dit, ne peut aujourd'hui qu'être pléonastique. Notre intelligence regorge d'images, voilà pourquoi seul le jeu expressif m'intéresse, voilà pourquoi je me passionne pour "l'autour" des choses.

Serge Rezvani (in Fous d'échec)

lundi 6 janvier 2020

Hybrides #25

La panoplie d'outils théoriques que les écrivain∙e∙s utilisent pour faire advenir la fiction, pour légitimer leurs inventions et leur lubies est consternante : arguments d’autorité, parti pris, sophisme, terreur, généralisation, hyperbole, argument ad hominem…
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Je n’ai rien contre les romans, mais souvent, je leur trouve un goût d’artifice, je perçois le petit bruit de fond de leurs rouages ; on veut me conduire quelque part, à l’aveugle prétendument, mais les décors et les accessoires censés m’aiguiller ont quelque chose d’arbitraire, de falsifié. La table est rouge, il pleut, la femme porte une robe d’été, alors que la table pourrait être bleue, la pluie avoir la texture de la neige et la femme être vêtue d’un manteau noir.

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« Trois camions de pompiers fonçaient sur le tarmac, sirènes hurlantes et gyrophares bleutés, en direction de l’avion échoué telle une conserve tubulaire dont on peinait à imaginer que des êtres humains pussent s’y trouver confinés ». Il posa son stylo, soudain accablé par un sentiment d’escroquerie. Ces images d’aéroport, le monde entier les avait en tête (du moins le monde de ses lecteurs). Toute description n’était plus qu’assemblage de lieux communs collectés dans d’innombrables films de fiction ou d’actualité. Qui pouvait encore se créer une représentation mentale originale à la lecture de n’importe quelle scène vue déjà selon mille variantes, que pouvait-on encore décrire qui ne soit cliché ?

Coline Pierré (Éloge des fins heureuses)
Céline Curiol (Les vieux ne pleurent jamais)
& Binh-Dû, inspiré par Serge Rezvani. [Sincère gratitude à quiconque lui indiquera la référence...] [Edit : la source est retrouvée ! cf billet suivant]

jeudi 2 janvier 2020

Vivaces #16

La réalité romantique est le fer de l’expérience. C’est elle qui maintient sur ses rails le train de la connaissance. La connaissance traditionnelle n’est que la mémoire collective de l’itinéraire du train. (...) La lame de l’instant délimite, ici et maintenant, la totalité de ce qui est. La valeur cesse d’être le rejeton stérile de la structure. Elle précède toute structure, elle est la conscience pré-intellectuelle qui donne naissance à la structure.
(...)
Il s’agit de se vider l’esprit, d’acquérir l’âme « claire et flexible » d’un débutant. Il faut grimper à l’avant du train de la connaissance, et se lancer sur les rails de la réalité. Considérons, pour une fois, que le blocage psychologique n’est pas une épreuve redoutable, mais un état d’esprit à rechercher délibérément. (...) Il ne sert à rien de redouter le blocage – car, plus il dure, mieux vous percevez la réalité-Qualité, qui vous sort à chaque fois de ce mauvais pas. En fait, ce qui vous bloquait, c’était d’essayer de fuir la panne, en parcourant le train de la connaissance jusqu’au wagon de queue, alors que la solution est à l’avant du train. Il ne faut pas essayer de fuir le blocage. Il est l’annonciateur de la solution, la clé de toute compréhension de la Qualité.

(Robert Pirsig in Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes)

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J'étais dans le flou de moi-même, ce qui veut dire peut-être dans la vérité de l'inspiration.

(Agnès Varda)

vendredi 27 décembre 2019

Hybrides #24

Le vieux rêve de totale indépendance, qu'aucun humain ne caresse vraiment, flottait sur ses jours comme une fumée d'opium, comme du beau temps annonciateur de pluie. Hayduke savait bien, lorsqu'il regardait la réalité en face, que le solitaire parfait deviendrait fou. Quelque part dans les profondeurs de la solitude, au-delà de la vie sauvage et de la liberté, se cache le piège de la folie.

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La paix est la perspective que l’on trouve dans les constantes. Quand je vois les goélands à bec cerclé arracher la chair d’une carpe en décomposition, j’ai moins peur de la mort. Nous ne sommes ni plus ni moins que la vie qui nous entoure. L’isolement fait remonter mes peurs à la surface. La solitude m’apporte la sérénité.

Edward Abbey (Le gang de la clé à molette)
& Terry Tempest Williams (Refuge)

lundi 23 décembre 2019

Vivaces #15

Et à présent elle voit une forêt, qui s'étendait déjà sur ces montagnes bien avant que les humains quittent l'Afrique, céder la place à des résidences secondaires. Elle a une vision fulgurante : les arbres et les humains en guerre, se disputant la terre, l'eau, l'atmosphère. Et elle perçoit, plus fort que les feuilles frémissantes, quel camp va perdre en gagnant.

(Richard Powers in L'arbre-monde)

Le pessimisme me paraît offrir à l'optimisme sa meilleure chance, parce que c'est à la condition d'être très pessimiste que nous prendrons conscience des dangers qui nous menacent, que nous aurons le courage d'adopter les solutions nécessaires et que donc, peut-être, nous pourrons recommencer à avoir une certaine dose d'optimisme, disons modéré.
(Claude Lévi-Strauss)

Rien ne meurt avant d'avoir perdu toute possibilité d'être.
(Céline Curiol in Les vieux ne pleurent jamais)