mercredi 5 février 2020

Hybrides #32

« Vous savez Guennadi, dans la vie d’un homme, il n’y a absolument rien qui soit dû au hasard, même notre conversation d’aujourd’hui fait partie du grand dessein du Créateur, et ce depuis la création du monde ! »
Là, Guennadi sentit un frisson courir le long de son dos depuis la nuque jusqu’au coccyx, car il était soudain pénétré de la grandeur majestueuse de l’instant… Quel homme fantastique, ce Léonid Sergueïevitch ! Il pouvait parler de n’importe quoi, c’était toujours mystérieux et d’une grande portée. Entre ses paroles et ce que disaient les autres gens que connaissait Guennadi, il y avait autant de différence qu’entre un ananas et un navet.
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C’est drôle ce que vous dites. J’étais justement en train de penser au potage au vermicelle de ma femme.

Ludmila Oulitskaïa (in Le maître)
& Barbara Kingsolver (in Dans la lumière)

lundi 3 février 2020

Vivaces #18

Je ne pense pas que la luciole tire une particulière suffisance du fait incontestable qu’elle est une des plus stupéfiantes merveilles du cirque de ce monde, et cependant il suffit de lui supposer une conscience pour comprendre que lorsque son petit ventre s’allume elle doit éprouver comme la chatouille d’un privilège.
Julio Cortazar (Marelle)  
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Tout animal, fût-il serpent ondulant, fût-il limace, escargot, fût-ce une seule fois dans sa vie, quand il regarde un arbre, une pierre ou un coin de ciel, voit la totalité de l’univers et comprend l’espace d’un instant ce qu’il est, où il se trouve et ce qui se passe autour de lui.
Bernardo Carvalho (Neuf nuits)
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De tous ses yeux, la créature voit l’Ouvert.
Rilke (Les élégies de Duino)

vendredi 31 janvier 2020

Hybrides #31

Nous achetons un journal local, The Daily News. Il y a un article intitulé « Les enfants, un fléau », que je lis du début à la fin, déconcertée par la représentation  manichéenne du monde. Les patriotes d’un côté, les étrangers illégaux de l’autre. Il est difficile d’accepter qu’une telle vision du monde ait sa place en dehors d’une bande dessinée de super-héros. (…)
« Des dizaines de milliers d’enfants affluent aux États-Unis en provenance des nations instables d’Amérique centrale. »
« … cette masse de 60 000 à 90 000 enfants étrangers illégaux arrivée en Amérique… »
« Ces enfants sont porteurs de virus auxquels, aux États-Unis, nous ne sommes pas habitués. »
(…) Il m’est difficile de ne pas me laisser envahir par la rage. Mais j’imagine qu’il en a toujours été ainsi. J’imagine que le récit commode a toujours été de présenter les nations qui sont systématiquement maltraitées par des nations plus puissantes comme des no man’s land, une périphérie barbare dont le chaos et les peaux basanées menacent la paix blanche civilisée. Seul un tel récit peut justifier des décennies de guerre sale, de politiques interventionnistes  et d’illusion globale de supériorité morale et culturelle des puissances économiques et militaires du monde. En lisant des articles comme celui-ci, je suis amusée par leur certitude indéfectible concernant ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, le bien et le mal. Non pas amusée, en fait, mais un peu effrayée. Rien de tout cela n’est nouveau, cependant je suppose que je me suis tout simplement habituée à être exposée à des versions plus édulcorées de la xénophobie. Je ne sais pas ce qui est le pire.
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- Hitler aimait les animaux. Le régime nazi a créé des lois pour la protection des animaux. Hitler voulait en finir avec les abattoirs et la consommation de viande.
- Je ne savais pas.
- Non, évidemment que vous ne saviez pas. Les gens préfèrent ne pas savoir. Il n’est pas facile d’admettre qu’un homme qui a fait tant de mal à l’humanité ait été sensible à la souffrance des animaux. On peut entendre que Gandhi ait été végétarien et qu’il aimait les animaux. Mais l’idée qu’Hitler n’ait pas été complètement mauvais est difficile à avaler.
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Elle aimait se trouver avec les moutons dans un lieu fermé. Elle était fascinée par les lignes de couleur, les configurations des cornes et la touffe irrégulière de laine au sommet de chaque tête, seule partie du corps qui n’était jamais tondue. Quand elle se déplaçait parmi ces brebis, celles-ci se séparaient lentement comme de l’eau lourde et levaient vers elle un regard étrange et calme, leurs yeux ambrés sinistrement partagés par de sombres pupilles horizontales.


Valeria Luiselli (Archives des enfants perdus)
& José Eduardo Agualusa (La société des rêveurs involontaires)
& Barbara Kingsolver (Dans la lumière)






mercredi 29 janvier 2020

29 mars


Il fait nuit. Sur le rond-point gire inlassablement la caméra de surveillance. Il y a encore du sel et du ketchup à la baraque à frites – tu vois la mine réjouie des piétons quand ils se lèchent les doigts ? La statue du grand homme tourne imperturbablement le dos au chat qui renifle le glyphosate épandu sur les massifs floraux. Le bureau de poste ouvert seulement le matin est d’autant plus fermé – impossible de se glisser entre les barreaux de métal à moins d’être un chat ou un animal encore plus petit que tu ne repérerais pas, même avec tes lunettes. Les voitures lasses rentrent se coucher sans faire crisser leurs pneus. Et l’on repart pour un tour dans le sens des aiguilles d’une montre. Il fait jour. On quitte l’appartement acidulé, à la gare le train nous attend comme s’il n’avait pas bougé depuis trois jours. Et les champs d’un vert OGM défilent, d’un coup le wagon se remplit de soldats en civil. Impossible dès lors de dormir, dit-elle, ce qui se comprend – combien de poignards glissés dans les paquetages ? L’un de ces enfants au crâne rasé et aux muscles gonflés a troqué son treillis pour le maillot sponsorisé d’une équipe de foot. Quand l’uniforme vous sied… Un autre, si grand qu’il tient à peine assis, joue sur son téléphone à faire progresser un plombier dans la jungle. Arrivés à Paris, ils se dispersent. Le ciel est bleu, croyons que tout va bien, même si sur le parvis un Afghan et ses deux enfants attendent, enveloppés dans une seule couverture, une barquette de fruits vide à leurs pieds.