jeudi 21 mai 2020

Hybrides #42

Ils lui ont dit toutes ces choses, pas tant comme des prédictions, mais plutôt comme s’ils les voyaient déjà clairement, comme s’ils lisaient l’avenir aussi bien que le passé, comme si l’avenir n’était qu’une autre vision du passé, encore cachée sous quelque chose, qu’ils pouvaient cependant déjà baliser, dessiner et manipuler, comme si rien ne pouvait leur être caché.
 ---
- Vous n’allez pas prétendre que l’infime, que le microcosme déboucherait sur… sur les espaces incommensurables de l’univers…
- Absolument ! Telle était l’intuition de mon vieux professeur d’anatomie. Selon lui, toutes les dimensions de l’Univers seraient en quelque sorte réversibles comme en physique l’est le temps, comme le serait aussi la matière qui se joue de nos dimensions (…).
- Attendez, attendez ! Si je comprends bien, votre professeur d’anatomie prétendrait donc à une symétrie absolue de l’univers ?
- C’est cela. Nous serions en quelque sorte à la pliure de cette symétrie. Les dimensions que nos sens perçoivent seraient ressenties depuis le creux, le fond de cette pliure, comprenez-vous ? Nous croyons voir de l’immense ou de l’infime, comme notre corps prétend se diviser en droite et gauche quand, toujours selon ce vieux professeur d’anatomie, ce serait à la pliure de nous-mêmes que nous devrions nous placer pour entamer une aussi vaste réflexion.
 ---
Tantôt les veines [du marbre] sont les replis de matière qui entourent les vivants pris dans la masse, si bien que le carreau de marbre est comme un lac ondoyant plein de poissons. Tantôt les veines sont les idées innées dans l’âme, comme les figures pliées ou les statues en puissance prises dans le bloc de marbre. La matière est marbrée, l’âme est marbrée, de deux manières différentes.
 ---
L’âme, les sentiments sont informes, autrement dit il ne faut pas s’attendre à pouvoir les délimiter avec le langage. S’y risquer, c’est s’enliser dans des clichés : des cadres de taille unique – qui en réalité ne conviennent absolument à personne. Au mieux, on pourrait disposer une couverture en plis harmonieux, tisser une toile de mots dans l’espoir qu’y reste un jour accrochée une part de nos sentiments.

Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)
& Gilles Deleuze (in Le Pli)
& Lieke Marsman (in Le contraire d’une personne)

lundi 18 mai 2020

Vivaces #25

On dit qu'un paysage est un état d'âme, qu'on voit le paysage extérieur avec les yeux du dedans.
(Jose Saramago in La caverne)
---
Je suis un bourlingueur, un amateur d’horizons, alors qu’elle est abasourdie, fascinée, presque paralysée par le moindre volettement dans les broussailles. J’imagine qu’elle a une vision comparable au spectre facetté de la libellule, couvrant trois cent soixante degrés, une multitude d’images de feuilles rappelant les pièces d’un puzzle doivent débouler à toute vitesse dans son cerveau tandis qu’elle explore la mosaïque des infimes espaces interstitiels entre toutes ces feuilles éclairées par le soleil. Un fragment de vert iridescent ou de cobalt, l’éclair d’une plume écarlate.
(Rick Bass in Sur la route et en cuisine)
---
La femme que j'aimais était un être entièrement différent, un univers privé qui n'était pas moi - cette évidence était bien difficile à apprendre.
(Jim Harrison in Nord-Michigan)

vendredi 15 mai 2020

Vivaces #24 (Hybrides #41 - suite)

Pendant qu'il agit dans la réalité, il se souvient de rêves qu'il n'a jamais faits, comme s'il les avait faits, à la vitesse des rêves, car maintenant il rêve en même temps qu'il vit. Même en répétant, je ne sais pas si j'ai compris. Il continue à agir dans la réalité mais en voyant des choses qui se produisent dans les rêves, il croit se souvenir de rêves passés mais ce sont des rêves qu'il n'a jamais faits et dont il ne peut pas se souvenir, simplement parce que, comme il finit par le comprendre, il rêve à ce moment même, dans le présent, au moment où il croit se souvenir de ces rêves.
Bernardo Carvalho (in Reproduction)
---
On est fait pour les choses dont on rêve.
Robert Walser (in Les enfants Tanner)

mardi 12 mai 2020

Hybrides #41

Il n’y a aucune différence entre le rêve et le passé ; entre le souvenir réel et un souvenir imaginaire.
---
Un souvenir, tranchant comme un éclat de verre : son père qui rentre à la maison un soir d’été. Les plis de son visage sont remplis de sel, que le soleil a cuit en croûte dense tout au long de la journée qu’il a passée sur l’eau, et ses jambes gravissent lentement l’allée – raides et lourdes, vidées. Pourtant, quand il lève les yeux et la voit en train d’attendre derrière la balustrade de la terrasse, son pas s’allonge, son genou monte plus haut et la croûte de sel de son visage se fissure à mesure que son sourire s’agrandit. Leurs regards se croisent, et le sourire plein de dents reste en place (…), que la journée ait été bonne ou mauvaise, jusqu’à ce que la main balafrée plonge dans ses bouclettes cuivrées et en fasse un écheveau de nœuds. Bien qu’il n’y ait jamais grand-chose d’autre (…) ça n’avait pas d’importance, parce que ça lui suffisait toujours : le sourire qui faisait craqueler le sel.

Henri Jeanson (in Un revenant)
Robbie Arnott (in Flammes)

vendredi 8 mai 2020

Vivaces #23


Je comprends aujourd’hui seulement la cigarette et le verre de rhum du condamné. Je ne concevais pas qu’il acceptât cette misère. Et cependant il y prend beaucoup de plaisir. On imagine cet homme courageux s’il sourit. Mais il sourit de boire son rhum. On ne sait pas qu’il a changé de perspective et qu’il a fait, de cette dernière heure, une vie humaine.
Antoine de Saint-Exupéry (in Terre des hommes)
---

Les gens vivent vraiment (...) les années où ils réussissent à faire ce pour quoi ils sont nés. Là, alors, ils sont heureux. Le reste du temps, c'est du temps qu'ils passent à attendre ou à se souvenir.
Alessandro Baricco (in Cette histoire-là)