vendredi 5 juin 2020

Hybrides #46

Nous ne voulons pas de la satisfaction ou de l’apaisement mais au contraire, c’est insatisfaits que nous voulons demeurer, oui, satisfaire notre insatisfaction ! Voilà de quelles questions nous débattons ensemble à présent, Eva et moi. Nous avons trouvé depuis peu ce point stratégique sur lequel nous rencontrer, nous mésentendre et donc chercher par tous les moyens à nous retrouver sur ce point de mésentente intellectuelle grâce à laquelle, si je puis dire, se développe une sorte d’agacement amoureux. Nous nous défions intellectuellement par agacement amoureux.
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Il a répondu : cool, je suis ravi de te voir. J’ai regardé plusieurs fois ce message, je l’ai même rouvert pour le lire à nouveau. Il était à ce point neutre et sans signification que ça me rendait malade. Comme si, depuis la fin de notre relation, il m’avait remise à ma place de simple connaissance. Notre liaison est peut-être terminée, me suis-je dit, mais quelque chose de terminé, ce n’est pas comme quelque chose qui n’a jamais eu lieu. Furieuse, je me suis mise à chercher dans mes mails et sms des "preuves" de notre histoire, qui se limitaient à quelques messages pratiques et sans intérêt quant à l’heure à laquelle il serait de retour chez lui, et celle de mon arrivée. Aucune déclaration d’amour passionnée ni de sms sexuellement explicite. C’était logique, puisque notre liaison avait lieu dans la vraie vie et non virtuellement, mais je me sentais malgré tout dépossédée.
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Ils parlaient de livres. Elle était capable de se souvenir de passages particuliers de tous les livres qu’elle avait lus. Il ne se souvenait que des degrés variés de plaisir que chaque livre lui avait procurés, et il oubliait systématiquement les détails – mais ils parvenaient malgré tout à discuter longuement de livres qu’ils avaient lus tous deux, ou que l’un d’eux seulement avait lus, si bien qu’en cela comme en tout, c’était un peu comme s’ils parlaient deux langues légèrement différentes. Mais cela les rapprochait de plus en plus, en dépit de leur si grande prudence. De longues plages de temps venaient se substituer à l’intensité. Comme s’ils n’avaient rien d’autre que le temps.

Serge Rezvani (in La cité Potemkine)
& Sally Rooney (in Conversations entre amis)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)

mardi 2 juin 2020

Hybrides #45

Ô mon amour, tu me manques, tu me fais mal à la peau, à la gorge, chaque fois que je respire c’est comme si le vide entrait dans ma poitrine où tu n’es pas.
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Tous les jours j’accumulais incidents, épisodes, paradoxes et énigmes pour les lui présenter, attendant sa réaction. Parce que je désirais le divertir et l’intriguer, tant je mourrais d’envie de devenir essentielle dans la vie de cet homme.
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Elle approche. Mes synapses envoient et reçoivent des signaux – Accueille-là, sois observateur, trouve ce qu’elle désire ou ce dont elle a a besoin –, et puis je me souviens qu’elle se fiche désormais de mes intentions. La séparation entre les vivants est parfois encore plus désespérante que les fantômes.

Julio Cortazar (in Marelle)
& Joyce Carol Oates (in Le petit paradis)
& Rick Bass (in Sur la route et en cuisine)

jeudi 28 mai 2020

Hybrides #44

Elle avait oublié les désagréments de la vie spatiale. Elle se rappela qu’elle allait devoir se laver à nouveau avec ces répugnantes éponges chimiques et frissonna de dégoût. Elle ferma les yeux, bien décidée à s’endormir immédiatement, et tenta de retrouver sa vieille habitude de dormir en gravité zéro. C’était une sensation étrange, comme si vos pieds étaient plus hauts que votre tête. Comme s’ils voulaient partir d’eux-mêmes en marchant.
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Ses pieds avaient touché le fond, il s’était accroupi avant de se relever et de baisser les yeux sur son bronzage de fermier, son corps nu.
 - Merde.
Ici sur Terre, sans elle.
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Il n’avait rien laissé que son absence assourdissante. Une absence si décorative, si chargée, qu’elle avait peine à comprendre comment elle avait pu supporter, sans tomber raide morte ou en être consumée, sa magnifique présence.
(…) Son absence était partout, piquait de partout, donnait aux meubles des couleurs primaires, avivait les contours aux angles des pièces et dorait la poussière accumulée sur les tables. Quand il était encore là, il attirait tout vers lui. Pas seulement ses regards, à elle, et tous ses sens, mais les objets inanimés qui semblaient exister à cause de lui, comme arrière-fond de sa présence. Maintenant qu’il était parti, ces objets, si longtemps soumis à sa présence, étaient illuminés par son sillage.

Rosa Montero (in Le temps de la haine)
Pete Fromm (in La vie en chantier)
Toni Morrison (in Sula)