mercredi 11 novembre 2020

En amour, il s'agit de ne pas voir le manque d'amour

11 septembre 19

Tu prends le train pour Lyon. Tu le sais depuis deux mois. Tu as les billets depuis deux mois, l’aller, le retour. Tu les as consultés une dizaine de fois, vérifier les horaires. La veille même tu as comparé avec un mail de confirmation. Tu as minuté le trajet jusqu’à la gare, réglé ton réveil. Tout parfait. Tu arrives avec un peu d’avance à Austerlitz. Tu ne vois pas ton train sur le panneau des départs… Une brillante intuition se fraye un passage dans ton cerveau : et si les trains pour Lyon partaient de la gare de Lyon ? Tu vérifies sur ton billet, eh oui, c’est inscrit en toutes lettres. Tu cours comme un troufion de l’armée napoléonienne ployant sous son barda pour, d’une rive à l’autre, d’une gare à l’autre, attraper ton train hors d’haleine deux minutes avant que ses portes ne se ferment.

Tous les aveuglements sont bons pour rendre sa vie héroïque. Dans les mornes plaines il s’agit d’ignorer les éoliennes, les antennes-relais et les pylônes. En amour il s’agit de ne pas voir le manque d’amour. Ô, toutes ces verticalités factices ! Un avion de chasse passe en rase-forêts, rappelant que nous sommes en guerre. Une exécutive se dit "impactée" par le "downgrading" de son "binôme". Un barbu de trois jours en chemise blanche et oreillette tente d’enrayer une invasion extraterrestre sur son smartphone. Un publicitaire calcule ce qu’il gagnerait (par mois fois douze) à cesser de fumer. Des vaches placides sous un ciel moutonneux ne nous regardent pas passer au tiers de la vitesse du son, nous sommes si vains dans notre précipitation. Chercherions-nous à gommer nos erreurs ?

Cherches-tu à ne pas avoir envoyé un brouillon de courriel par inadvertance ? Cherches-tu quelque chose de particulier dans cette supérette (ainsi qu’un employé suspect en émet l’hypothèse) ? Les gens mangent-ils ces choses-là sans se poser de questions ? Viens-tu d’être l’objet d’une réflexion raciste par destination ?

Étranger à cette ville, sans doute tu te méfies excessivement. À moins que tu ne frôles les faits divers comme les trottinettes et les tramways. Quoi qu’il en soit tu n’hésites pas à choisir ton fleuve. Et puis c’est la nuit, la chambre d’hôtel si déprimante que tu allumes la télévision et ce n’est même pas pire ainsi. Éteins. N’ajoute plus rien. Dors.

lundi 9 novembre 2020

Interlude #12

(Le compte à rebours est enclenché :
prochaine série de textes dès le mercredi 11 novembre...)
 

 

mardi 27 octobre 2020

Interlude #10

Fly make flea, make haste, make waste, eight makes infinity
Times I've tried to make breaks, embrace for the enemy
Meet my face to face, time try to find the diamond
Counting time as time counts me, the river to the island
 

Adrianne Lenker 

mardi 20 octobre 2020

Interlude #9

 "C'est mon plus grand plaisir d'être une débutante.

Ça je ne veux pas le perdre, jamais."

Louise Lecavalier


 


jeudi 15 octobre 2020

Vivaces #28


"Puisque la Terre est ronde, nous sommes toujours sur sa pente, et roulant vers l’abîme."
Éric Chevillard (in Monotobio)
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"Il a un léger sourire. Le sourire du désastre. Avec un peu de joie perdue, comme si la joie était une fiole avec un reste au fond."
Marie Darrieussecq (in La Mer à l’envers)
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"Si le désespoir est – comme je le crois – un état d’âme aussi absurde que l’euphorie, qui niera qu’il donne l’impression d’être plus substantiel, plus fiable, moins en décalage avec le monde qui nous entoure ?"
Joyce Carol Oates (in La foi d'un écrivain)

lundi 12 octobre 2020

Attentives #13

Je pensai aux cartes topographiques dont se servent les grimpeurs et les amateurs de courses d’orientation, cartes qui donnent, grâce aux lignes joignant les points de même altitude, une sensation en deux dimensions du relief tridimensionnel du monde connu. Il fut un temps où la même idée était à l’œuvre sur les cartes météorologiques à la télévision, avec les isobares, ces courbes reliant les points de pression atmosphérique égale, avant que tout ne redevienne encore plus simple, éclatants soleils à pétales, tels qu’un enfant pourrait en peindre, et nuages mousseux. Les cartes, topographiques ou autres, et les plans nous intriguent par leur nature de métaphores : outils qui nous donnent une notion de quelque chose dont la vérité est bien plus riche mais sans lesquels nous ne percevrions rien et ne trouverions jamais nos repères. C’est ce que font mystérieusement les plans et les cartes : ils occultent l’information pour nous informer un tant soit peu.

Comme le plan du métro de Londres, dis-je.

Il n’indique jamais, enchaîna Zafar, où sur la terre se trouve telle station. En un sens, ce n’est pas du tout un plan mais un schéma ; une représentation non pas topographique mais topologique (…)

La perte d’information et de compréhension que tout acte de représentation entraîne est l’effet d’un acte de destruction qui répond à un besoin. Il semble peut-être que nous ayons fait un pas en avant, mais en réalité nous avons fait un pas en arrière et deux pas en avant. Chaque fois que nous voulons comprendre quelque chose, nous devons simplifier, réduire et, en outre, renoncer au projet de comprendre en totalité, afin qu’il soit possible de comprendre un tant soit peu. Cela est vrai, je pense, de toute entreprise humaine.

Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)

(1931)


(1933 - désigné par Harry Beck)


(2012 - désigné par Maxwell Roberts)