mardi 20 avril 2021

Ses mains en cercle autour du verre à thé

11 janvier 2020

(15/n)

Elle a mis ses mains en cercle autour de son verre de thé à la menthe, ne semble pas pressée de prendre la parole. Il se souvient de ce qu’on raconte sur les cacahuètes de bar, ne sait pas quoi faire de celles qu’il tient dans sa main, les reposer dans la soucoupe ? S’en débarrasser discrètement sous la table ? Il faudrait qu'il dise quelque chose, ah oui : Alors votre sœur va bien, ce n’est pas trop grave ? Il aurait préféré la tutoyer. Heureusement qu’il n’a pas commencé par « ta sœur ». Elle lui explique que si, c’était grave, mais elle a eu le temps de s’y habituer, un accident de voiture qui remonte à deux ans, une série d’opérations de chirurgie réparatrice, normalement c’est la dernière. Il ne sait pas comment réagir. Il se brûle légèrement la langue avec son thé. Elle lui demande s’il est un habitué de ce café. Du tout, c’est la première fois, et pourtant il habite juste à côté. Rit-il. Je n’ai pas de café habituel. En fait je ne vais pas dans les cafés. Je veux dire rarement. Pas seul en tout cas. S’embrouille-t-il. J’imaginais parfois que vous entreriez dans la boutique où je travaille, mais jamais je n’aurais pensé vous croiser ici ! Pourquoi, vous travaillez dans une boutique du centre commercial ? Non, dans le quartier de la Bourse. Elle ne comprend pas. Je veux dire, cela aurait été amusant que je vous encaisse, pour changer ! Elle l’observe, il n’a pas été clair – « amusant que je vous encaisse », il a vraiment dit ça ? Elle lui demande ce qu’il vend dans sa boutique, il respire mieux, en lui répondant jette les cacahuètes derrière le radiateur. Au fait je ne suis pas sûr de connaître votre prénom… Léna ? Lydia. Et vous ? Il le lui dit. On pourrait se tutoyer, je préférerais. Elle s’étonne qu’il ait presque su son prénom, il lui explique. Les tickets de caisse... (Mais est-ce une explication valable ?). Cela ne me dit pas vraiment pourquoi vous imaginiez – pardon, tu imaginais – que je vienne dans ta boutique. J’imaginais que nous aurions des choses à nous dire. Réplique-t-il. Elle l’observe de son regard direct, une esquisse de sourire sur les lèvres. Ils se taisent.

lundi 19 avril 2021

Le ciel se dégage en silence

10 janvier 2020

(14/n)

Le ciel se dégage en silence. Cela sent le passé et les parquets grinçants, les déambulations nonchalantes. Les manteaux de laine. Le ciel se dégage à l’extérieur mais l’encadrement des fenêtres n’est pas supposé former tableau. Seuls les plus dilettantes jettent un œil, ou les rêveurs, ou les enfants lassés. Dans le musée on peut s’asseoir sur une banquette face aux cimaises. Une femme de haute taille t’inviterait à la rejoindre, à regarder. Est-ce que tu vois ? Est-ce que tu ressens ? À un moment tu dois te dire : « C’est celui-ci, ce tableau, celui que je cherchais ». Ou tu dois repartir chercher plus loin. Tu regarderais le profil de cette femme à côté de toi et tu penserais : C’est elle.

Il la reconnaît mais il ne réagit pas tout de suite, comme si cela ne se pouvait pas. Question de contexte, que ferait-elle dans son quartier ? Il ne l’a jamais connue que de l’autre côté du périphérique. Il n’est pas certain de son prénom, inscrit sur les tickets de caisse mais elle n’est plus aux caisses depuis longtemps maintenant, Léna ? Il ne l’appelle pas, elle ne le voit pas, plongée dans ses pensées, sa marche vive. Il se porte à sa hauteur, esquisse le geste de poser une main sur son épaule, elle sursaute. Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer ! Elle sait très bien qui il est, il le sait. Elle ne dit rien, ne sourit pas. Excusez-moi. Non, c’est moi, j’étais ailleurs.

Elle était à l’hôpital voir sa sœur qui venait de se faire opérer, lui apprend-elle, mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter, C’est drôle qu’on se croise. Il a presque envie de rire tant l’adjectif est inadéquat. Elle reste là, devant lui. Il ne veut pas qu’elle parte. Il veut l’inviter quelque part, évidemment pas chez lui bien qu’ils se trouvent à deux pas, dans un café, boire un verre ? Elle veut bien. Mais où, pas sur ce boulevard horrible, il ne sait pas, il ne va jamais dans les cafés de son quartier, Par ici, dit-il. Dans une rue oblique, un bistro arabe, quand il s’efface pour la laisser entrer, il lui semble qu’ils forment un couple. Il n’y a pas grand monde, ils s’assoient près de la vitrine.

samedi 17 avril 2021

Je peux fumer une clope ? dit-elle

9 janvier 2020

(13/n)

Ce n’est pas qu’elle fasse preuve de mauvaise volonté mais Lætitia est méfiante et susceptible. Les clients qui entrent dans le magasin sont pour elle de potentiels emmerdeurs, elle n’entend pas qu’on lui parle mal et la prenne de haut. Lui est beaucoup plus diplomate, au besoin il prend le relais en souriant et elle va se calmer dans la remise. Il l’entend qui donne un coup de pied dans un carton. Deux nouveaux clients entrent en même temps, il l’appelle, curieusement elle réapparaît comme si de rien n’était, froidement aimable, relativement efficace. Je ne sais pas comment tu fais pour les supporter, lui dit-elle quand ils se retrouvent seuls, ces connasses bourgeoises qui exhibent leur sac Chanel et te considèrent comme leur esclave. Tu exagères, tente-t-il de tempérer, mais il se demande la même chose – comment supporte-t-il. Car il ne se force pas, il a le sourire naturel. Faux en un certain endroit de lui-même, mais vrai en un autre. Elle le regarde bien en face, elle est nettement plus petite que lui, avec un air de défi. Un réel étonnement aussi – comment fait-il – plutôt que le mépris auquel il se serait attendu. Ou bien permettrait-elle qu’il se penche lentement vers sa bouche ? Trop de décalage, ce n’est plus de son âge. Trop d’évidente déception. Je peux fumer une clope ? dit-elle, et elle s’en va dans l’arrière-cour, malgré le froid.

jeudi 15 avril 2021

Une série d'alertes sur le logiciel

8 janvier 2020

(12/n)

Lydia a dû quitter son poste pour remplacer une hôtesse de caisse. En réalité il en manque plus d’une aujourd’hui, ce qui a déclenché une série d’alertes sur le logiciel – les temps d’attente atteignant la zone rouge. Cela fait longtemps qu’elle n’a plus travaillé en caisse mais les automatismes sont toujours là. Elle avait les meilleures statistiques du super, avec Jean-Charles et Farida, les autres n’arrivaient pas aux 85%. C’est d’ailleurs grâce à cela qu’elle a été promue, ce qui n’est pas très logique si l’on y réfléchit –  à son nouveau poste ce sont d’autres compétences qui sont évaluées – mais il n’y a peut-être pas non plus de hasard puisque ses résultats sont jugés très bons également, elle a toujours droit à sa prime complète en fin d’année.

Quand elle était au lycée, elle a remporté une médaille d’argent au cross-country scolaire inter-régional.

Il y a dix ans, une agence de communication est venue choisir les employés les plus méritants du groupe pour les prendre en photo et les afficher pendant tout un mois en fanions suspendus au-dessus des caisses, elle a refusé. Elle se demande si cela ne lui a pas tout de même été préjudiciable. Elle est rapide, son contact-client est excellent, elle pratique le sbam© sans besoin d’y penser. Elle va encore générer un score élevé en ratio articles/temps de passage en caisse. Cela s’inscrira sous le nom de Martine, la caissière qu’elle remplace à la 7, avant correction. C’est elle-même qui sera chargée de la correction, ainsi que de l’aménagement du planning. Il lui vient parfois l’idée de falsifications légères.

mercredi 14 avril 2021

Le temps se faufile dans les interstices

7 janvier 2020

(11/n)

Et le présent, ainsi que tous les astronomes le savent, est déjà du passé. Le temps se faufile dans l’interstice entre une question et sa réponse, une pensée et cette même pensée, le tintement de la sonnette et le Bonjour commercial.

Les gens sont revenus de leurs vacances. Lætitia viendra les après-midis pour l’assister, en stage de validation lui a-t-on dit, quoi que cela puisse signifier. La voici déjà (le temps passe vite), elle n’a pas vingt ans, ses yeux sont cerclés de khôl.
Il a l’impression d’être téléporté dans son lycée de province, les filles comme elle étaient inabordables pour un garçon comme lui. Vivre plus longtemps que le Christ c’est se croire au-delà de la mort, ou orphelin.
Ses parents habitent toujours dans leur massif central. Sa sœur aussi, qui y est institutrice. Il n’y est pas revenu cet hiver, non plus son frère qui travaille sur un autre continent, l’entente n’est pas idéale. Il est l’aîné surnuméraire.