lundi 24 mai 2021

Attentives #18

Il révise tout ce qu’il a surligné dans la journée en jaune phosphorescent et pense qu’il s’agit d’un ensemble impossible et incohérent de maximes hallucinées.

« Celui qui parle tout seul sait que la première personne n’existe pas. »

« Je vous préviens, rares lecteurs, que je sens mes intérêts sociaux éclore. Au moins une fois par semaine, j’ai envie de sortir et de mettre des bombes. »

« Lorsque tu commences à juger les jours à l’aune de la consistance de tes excréments tu sais que tu as fait quelque chose de mal dans la vie. »

« Ma propension au crime, bien que notable, est en dessous de la moyenne. »

« Toutes les choses sont en train de bouger, mais certaines trop lentement. »

« Je m’étonne de ne pas avoir écrit plus régulièrement sur le sexe, cet éléphant enfermé dans la chambre de ma tête. »

« La mer est pour ceux qui sont loin. »

Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)

jeudi 20 mai 2021

Il n'a plus le choix

20 janvier 2020

(24/24)

Il ne voulait pas l’embarrasser. Mauvaise idée, et si elle se pointait dans sa boutique entre deux clients avec des chocolats et les lui tendait l’air de rien, avec Lætitia à côté qui n’en perdrait pas une miette ? Aucun risque, heureusement ! Lætitia  est toujours aussi perturbée par son affaire de punaises, même si elle s’est résolue à en parler à ses parents qui ont acheté un fer à vapeur spécial.

La grève des transports en commun est terminée, cela lui manque presque – de devoir rentrer à pied le soir. Les clients du magasin en revanche le prennent à témoin comme s’il était de leur côté, un bourgeois égoïste et mesquin. Ou un serviteur loyal. Ces fois-là, Lætitia  va chercher quelque chose dans la réserve, jusqu’à ce qu’ils partent. À la sortie du métro il remonte son col.

Une main se pose sur son épaule. Lydia a couru pour se porter à sa hauteur. Un panache de vapeur sort de sa bouche entrouverte, elle sourit. Vous êtes en retard, dit-elle. Mais comment saviez-vous… commence-t-il. Vous m’invitez chez vous ? Parce que j’ai déjà pris deux cafés dans la brasserie… Il regarde derrière elle, comme pour vérifier qu’elle ne s’y trouve pas. Il n’a plus le choix.

mardi 18 mai 2021

Elle a presque tout mangé

19 janvier 2020

(23/24)

Lydia s’en veut d’avoir sur-réagi l’autre jour. Pour un simple sachet de chocolats ! Sa fille a presque tout mangé. Les temps sont étranges, un éphémère directeur des ressources humaines a gagné en deux mois plus de cinq ans de son salaire à elle après avoir licencié une caissière pour défaut de quatre-vingt centimes d’euro et d’une viennoiserie trop cuite. Et il est devenu ministre en prime. Cette caissière avait donné un pain au chocolat, elle n’avait pas reçu un cadeau, quoiqu’il en soit, la question n’est pas là. Plutôt : que faire de cet homme s’il se met à lui apporter des cadeaux au travail ? Un « amoureux », ainsi que l’a suggéré Dana ? Sa fille est tellement plus déterminée qu’elle à son âge. Des amoureux, Dana en aura autant qu’elle voudra, et surtout c’est elle qui choisira. Elle est si intelligente aussi, elle perçoit les gens en un clin d’œil, qui ils sont, ce qu’ils valent, s’ils cherchent à vous manipuler. C’est un don – Lydia se demande bien de qui elle le tient – le don du discernement. On ne peut pas dire que Lydia en ait été pourvue, encore moins sa sœur… Ni leur mère. Comme une malédiction qui poursuivrait les femmes de la famille. Dana y échappera. Il semble parfois à Lydia que sa fille est beaucoup plus sage et avisée qu’elle-même.

vendredi 7 mai 2021

Interlude prolongé

Eh oui, plantée là, l'histoire en cours.
Comme un ordinateur qui n'aurait pas supporté le déconfinement
- farce piteuse pourtant.
Mais il suffit d'un rien, même chez les machines,
pour chuter dans une faille de
décompensation psychomécanique.
Planté l'ordi, et les fichiers des jours suivants flottent
dans des limbes spatio-temporels
en attendant
que survienne un ordi de secours
...
Arrimage espéré vers le dernier tiers de mai.

jeudi 29 avril 2021

Il y a toujours un loup

18 janvier 2020

(22/n)

Dana soupçonne que sa mère s’interdit de nouer une relation avec un homme à cause d’elle. Ce qu’elle comprendrait fort bien. Certains hommes peuvent être attirants mais il y a toujours un loup, comme on dit. Le soupçon que Dana entretient envers les hommes est sans commune mesure avec celui dirigé vers sa mère. Ce qui les unifie c’est l’absurdité de sa propre existence : par moments, Dana se sent abasourdie d’être. Il lui semble que sa vie est un brouillon qui s’écrit sur une même page, de plus en plus illisible. Ou plutôt qu’elle vit dans un brouillard quasi permanent, qui ralentit ses mouvements et sa pensée. Elle était plus vive quelques années plus tôt, la vie elle-même était plus intense. Elle s’en souvient comme d’une époque très ancienne, comme si elle était une vieille personne qui se retournerait sur son passé. C’est une sensation physique, une vibration, la brillance de l’air, une profusion de petits événements qui l’étonnaient et faisaient battre son cœur. Peut-être était-ce la sensation d’un avenir ? Peut-être les attentats de novembre 2015 ont-ils abîmé quelque chose en elle qui était précieux et fragile ? Elle n’y pense pas. Mais elle est bizarre, elle le sait. Elle ne regrette pas de n’être plus vierge, au moins si on la viole elle souffrira moins. Elle a de ces pensées horribles souvent. Chaque fois qu’il lui arrive de croiser un homme dans une rue sans témoin, l’idée la traverse de le remercier pour ne l’avoir pas agressée. La moindre des choses, en regard du pire. Elle aimerait apprendre à tuer, juste au cas où. Au lycée, les filles séduisantes n’ont pas ce genre de projet. Jamais de la vie elle n’apprendra à marcher sur des talons. Elle fait de longues promenades seule, il y a un petit bois pas loin où jamais le loup n’est pas, elle sent quand il est plus sage de rester en lisière. Comment fait sa mère, comment faisait-elle à son âge ? Elles n’ont pas de discussion sincère sur le sujet. Mais ça va, Dana se débrouille : quand elle sort, elle se féminise le moins possible.

mercredi 28 avril 2021

Comme une voleuse de chocolats éthiques

17 janvier 2020

(21/n)

Il déboule par surprise devant Lydia qui ne pensait plus du tout à lui, absorbée par un flot incessant de réclamations, les avocats trois pour le prix de deux passés au prix de trois, la promotion sur les draps housse qui ne correspond pas au prix annoncé dans le prospectus, je voudrais me faire rembourser ce pack de lait acheté par erreur car je ne supporte que celui de chèvre… Et lui alors, il avait oublié de faire déduire un bon de réduction ? Mais non, il lui tend un article sans ticket de caisse, l’air content de lui, elle n’entend pas bien, il y a des annonces au micro dans la galerie commerciale, il l’invite à prendre ce sachet de chocolats éthiques farcis de morceaux de fruits rouges biologiques, il invoque la nouvelle année et l’achat d’impulsion, c’est n’importe quoi, il y a du monde derrière, elle répond qu’elle ne peut pas accepter ce n’est pas permis, ce qui le décontenance un instant et puis comme il était apparu il s’en va. La cliente suivante lui dit qu’elle a de la chance, un beau jeune homme qui lui fait des cadeaux, son souci à elle est d’avoir perdu le numéro de code de sa carte de fidélité. Lydia hésite à jeter le sachet dans le bac des retours, le pose sur la tablette en-dessous du comptoir. À la fin de sa journée elle l’empoche, des employés se sont fait virer pour moins que ça, et rentre chez elle comme une voleuse. Sa fille l’accueille, elle a mis la table, Lydia pose les chocolats sur la nappe, C’est pour moi ? – Non, enfin oui, c’est un cadeau d’un client. – Un cadeau pour toi ? – Pas vraiment, je ne sais pas. – C’est un amoureux ? – Tu as envie de quoi ce soir ? Dana ouvre le sachet et croque un chocolat.