mardi 13 juin 2023

Rhizomiques #147

Nous avons suivi un chemin que je n’ai pas reconnu, avec des rochers, du sable et de la pierre couverte de mousse humide.
« Avant, c’était une rivière, a-t-il dit.
- Qu’est-elle devenue ?
- Elle déteste l’odeur de l’homme et coule sous la terre dès lors qu’elle nous sent approcher.
- C’est vrai ?
- Non. C’est la fin de la saison des pluies. »
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Il y a très longtemps, avant les défenses, chaque éléphant mâle avait des ailes. (…)
Jusqu’à ce que le Sage gâche tout.
Le Sage résidait au cœur obscur des bois. C’était un ronchon pieux à la peau plissée, qui le plus souvent restait seul. Un jour où le Sage priait, un éléphanteau volant lui lâcha un tas de matière puante sur la tête.  Selon certains, ce jeune était un coquin ; selon d’autres, il avait tout bonnement raté sa cible (ou mis dans le mille, selon ceux qui avaient une mauvaise opinion du Sage). Bien décidé à avoir le dernier mot, le Sage jeta un sort à tous les éléphants : ils ne voleraient plus.
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Beaucoup à Pointe-Noire croient que si une hirondelle balance ses excréments sur leur tête ils auront de la chance, et ils courent à la Loterie Nationale Congolaise pour jouer et espérer gagner des millions. C’est pour cela d’ailleurs qu’il y a des imbéciles qui se mettent au garde-à-vous en bas des nids d’hirondelle et attendent qu’elles chient sur eux alors que parfois elles n’ont pas envie de faire leurs besoins et qu’elles sont simplement en train de jouer entre elles, surtout leurs enfants qui ne savent pas encore voler et bavarder. La chance, il ne faut pas la forcer, c’est un joyeux accident, et c’est le seul accident que chacun de nous se souhaite…
 
Marlon James (in Léopard noir, loup rouge)
& Tania James (in D’ivoire et de sang)
& Alain Mabanckou (in Les cigognes sont immortelles)

mardi 6 juin 2023

Rhizomiques #146

Si vous passez vos souffrances sous silence, ils vous tueront et affirmeront que vous y avez pris plaisir.
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Quand nous entreprenons de raconter notre histoire, les gens croient que nous voulons la réécrire. Ils sont tentés de nous dire « pauvres losers » ou « passez à autre chose », « arrêtez de jouer les procureurs ». Mais s’agit-il vraiment d’un jeu ? Seuls ceux qui ont perdu autant que nous voient la singulière méchanceté du grand sourire de qui pense avoir gagné en disant : « Tournez la page. » Le hic, c’est que si quelqu’un a la possibilité de ne pas penser à l’Histoire, ni même de la prendre en considération, qu’il l’ait bien apprise ou non, voire qu’elle mérite considération ou non, alors cela signifie qu’il sait être à bord du bateau où l’on sert des petits-fours et tapote ses oreillers, pendant que d’autres sont à la mer, nageant, se noyant, ou grimpant sur de petits canots pneumatiques qu’ils se relaient pour garder gonflés, les essoufflés, qui ignorent le sens des mots "petits-fours" et "tapoter". Puis quelqu’un sur le pont du yacht dit : « Dommage que ces gens soient si paresseux, et pas aussi intelligents ni compétents que nous, nous qui avons construit ces solides bateaux, si grands et sophistiqués, nous qui naviguons sur les sept mers tels des rois. » Et voilà qu’un autre passager sur le pont dit : « Mais c’est votre père qui vous a donné ce yacht, et ce sont ses domestiques qui vous ont servi ces petits-fours. » Cette personne est alors jetée par-dessus bord par un groupe de nervis engagés par le père qui possède le yacht, engagés dans le but précis de se débarrasser de tous les agitateurs présents pour les empêcher de faire vainement des vagues, ou de faire ne serait-ce que référence au père et à son yacht.
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Il y a une histoire que j’aime bien raconter : mon grand-père m’emmenait à la plage ; il y jouait aux dames en buvant des bières. Je me souviens encre de cette petite bouteille de Primo avec une image du roi Kamehameha sur l’étiquette. Les touristes s’approchaient, ils venaient me voir quand j’avais 3, 4 ou 5 ans, et ils demandaient : « Il est hawaïen ? » Mon grand-père répondait : « Ouais, c’est l’arrière-petit-fils du roi Kamehameha », et ils prenaient des photos.
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- Qu’est-ce qu’il dit ? demande le commandant.
- Dis-lui que je parle des étoiles, répond Zixaxa. Et il poursuit lentement, me donnant le temps de traduire : Les étoiles sont les épouses de la Lune. C’est cela qu’elles sont pour nous, ceux de notre race. Les épouses sont trop nombreuses, c’est pour cela qu’elles maigrissent. La Lune ne peut pas leur donner à manger.
(…)
Le portugais a perdu l’habitude de marcher pieds nus, il se retire donc avec des pas chancelants. Quand sa silhouette devient floue, je demande à Zixaxa :
- Je ne connais pas cette légende des étoiles…
- Je viens de tout inventer. Les blancs aiment les histoires. Des fois ils me font de la peine. Je les traite avec déférence, en les appelant « patrons », et ils croient que je suis sincère.
 
Zora Neale Hurston (citée par Carmen Maria Machado in Dans la maison rêvée)
& Tommy Orange (in Ici n’est plus ici)
& Barack Obama (in Born in the USA)
& Mia Couto (in Les sables de l’empereur)

lundi 29 mai 2023

Rhizomiques #145

 (…) cette posture spontanée qui autorise une riche dame blanche aux cheveux bien mis à offrir à son chauffeur noir le plus radieux des sourires, un sourire d’affection écrasant où se déchiffre son impérieuse certitude de l’infériorité naturelle de ce petit-fils d’esclave, ce sourire empoisonné qui n’a pas bougé d’un pouce depuis Autant en emporte le vent (…)
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Imaginez ce que peut ressentir une petite fille qui vient d’apprendre à lire et qui part à la conquête du monde, avide de déchiffrer tout ce qu’elle peut autour d’elle. Les titres des livres de la maison, la liste de course de sa maman, les enseignes des magasins… Et soudain, l’inscription suivante : « Ce banc est réservé aux Blancs ». Puis, plus loin : « Cette plage est accessible à la race blanche seulement ». Je venais d’acquérir une compétence censée m’ouvrir le monde, au lieu de quoi les mots m’en révélaient l’horreur.
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J’aurais peut-être perdu espoir en cette capacité des Blanc•hes à devenir antiracistes si je n’avais pas rencontré des Blanc•hes du Sud (des personnes plus âgées) qui résistaient à la culture de la suprématie blanche dans laquelle elles avaient grandi, en choisissant l’antiracisme et l’amour de la justice. Ces personnes avaient fait leur choix dans un contexte hostile, en pleine guerre raciale. Par respect pour leur engagement, nous devons soutenir pleinement ces processus de transformation. Il me semble abominable d’exiger que des personnes changent et renoncent à leur solidarité avec la suprématie blanche, pour ensuite se moquer d’elles en prétendant quelles ne pourront jamais se libérer du racisme. Si les Blanc•hes ne peuvent pas se libérer des modes de pensée et d’action de la suprématie blanche, alors les personnes noires ou de couleur ne pourront jamais être libres. C’est aussi simple que cela.
 
Yves le Tellier (in L'anomalie)
& Deborah Levy (entretien dans Télérama du 10/05/23)
& bell hooks « Ce qui se passe quand les Blanc•hes changent » (Infokiosques, 2020 [2003])

lundi 22 mai 2023

Rhizomiques #144

Je devine quantité de règles que je ne connais pas, des règles de conduite, des règles sur ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, des règles que tous connaissent (…) quoiqu’ils ne semblent pas savoir qu’ils connaissent les règles, comme si la sensibilité aux règles était inscrite dans l’utérus, un instinct venu avant la conscience. Ces règles ne sont, pour autant que je sache, inscrites nulle part.
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Les femmes gloussaient et faisaient comme si les hommes n’étaient que de vilains potaches qu’il valait mieux laisser entre eux. Elles se comportaient selon un rituel que Lena ne comprenait pas. Elle sentait chaque centimètre carré de sa peau devenir moite à mesure que les minutes s’étiraient, devenant pour elle comme des heures remplies de conversations qu’elle n’arrivait pas à saisir et auxquelles elle ne pouvait pas répondre par quelque mot d’esprit ni même par des paroles ordinaires. L’écart social était tout simplement trop grand.
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Je ne suis pas acceptée, pas encore. Ce n’est qu’un pas de plus, un pas plus près. Je dois trouver mes marques. (…) J’apprends ce que je suis censée faire. Comment je suis censée vivre. Ce que je suis censée apprécier. Je regarde, j’imite. Ça demande des efforts. Ça demande de comprendre tout ce qui demeure hors de portée. Tous les moments où je me rate.
Née ici, de parents nés ici, jamais vécu ailleurs – pourtant, jamais d’ici. Leur culture devient une parodie sur mon corps à moi.
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Et puis il y avait une énigme qui revenait sans cesse et à laquelle je n’avais pas de réponse : dans mes diverses interactions avec des profs, des amis, leurs parents, des moniteurs de colonie de vacances, des médecins, voire avec de parfaits inconnus, peu importe, je percevais que certaines personnes savaient quelque chose de moi que moi-même j’ignorais. Face à leur manière de parler ou de se comporter, je restais muette. Et je constatais que, là, quelque chose à propos de la situation et de moi-même m’échappait complètement. J’étais tout à coup analphabète : je n’avais aucun moyen de lire le monde social et ce qui m’arrivait dans ce monde-là. J’ai réalisé par la suite que cette chose était relative à la question coloniale et à la question raciale.
 
Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Alan Duff (in Un père pour mes rêves)
& Natasha Brown (in Assemblage)
& Rachida Brahim (entretien in Ballast 5/2/21)

mardi 16 mai 2023

Rhizomiques #143

(…) tu ignores surtout les règles élémentaires de la vie en société. Ce qui se fait ou pas, ce qui est la honte ou la gloire, ce qui se déplace autour de toi quand tu bouges, sans même que tu y touches. Le papillon de Lorenz maîtrise-t-il les répercussions de son battement d’ailes ? N’y a-t-il que toi qui navigues à vue ? Tu as souvent l’intuition d’avoir raté les instructions nécessaires à la vie en société, dans un moment de distraction originel. Chaque fois que cette impression revient, tu te sens atteinte d’un handicap léger.
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J’étais venu avec l’intention inavouée de lier connaissance, mû par la croyance incorrigible qu’il existe, pour un employé de mon espèce, une échappatoire à travers ses semblables. La seule manière de mettre un terme à cette déplaisante expérience était d’adresser la parole à quelqu’un, l’homme à côté de moi ferait l’affaire, d’être horrifié par ma maladresse et la futilité de ma tentative, et de me sevrer du désir de récidiver.
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Il ignore si sa dyslexie faciale et tonale est la cause ou la conséquence de sa dyslexie émotionnelle. Il sait ce que sont le chagrin, la rage, la jalousie, la haine, la joie et l’éventail normal des sentiments – mais il ne les ressent que comme de modestes changements de température. Si les Normaux apprennent cela à son sujet, ils se méfient de lui, si bien qu’il est condamné à se comporter comme un Normal et à échouer. Quand il échoue, les Normaux le trouvent fuyant ou pensent qu’il se moque d’eux.
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Au moins je ne peux pas dire que ce soit ce confinement qui me perturbe. Je trouve ça au contraire très agréable. C’est comme si le monde entier adoptait mon mode de vie, pour une fois j’ai l’impression d’avoir une longueur d’avance. Les gens se lamentent que ça fait trois semaines qu’ils ne sont pas allés à une soirée et j’ai envie de leur dire tu sais moi je suis allé à cinq soirées en vingt-trois ans et je tiens le coup. Mais je sais que ça ne va pas durer. Dès que ça va reprendre ils iront tous courir dans les bars et sur Tinder et moi je resterai en arrière, tout seul dans ma vie normale.
 
Fanny Chiarello (in Le sel de tes yeux)
& Céline Curiol (in Permission)
& David Mitchell (in Utopia Avenue)
& César Morgiewicz (in Mon pauvre lapin)

jeudi 11 mai 2023

Rhizomiques #142

Son pas captivait tous les regards quand elle descendait les quelques marches qui menaient au rivage où une barque l’attendait pour prendre le large, ou quand, au retour, à une heure de l’après-midi au plus tard, Nicola – le fils de Lucibello dit la Sciamma, le Singe, le plus vieux et le plus hardi des anciens pêcheurs de Positano, qui s’était mis comme tous les autres à louer parasols et chaises longues – l’aidait à descendre de son embarcation, et suivait d’un regard ébahi ce pas sur le tapis de planches qui faisait un salon intime de l’antique crise pierreuse.
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Quand nous voyons une femme marcher dans la rue, comment savoir s’il s’agit d’une personne normale, ou d’une héroïque agoraphobe qui avance en tremblant sous le ciel brutal ? Il y a des gens qui ont peur des insectes ; d’autres, de l’eau ; d’autres, des feuilles vertes. Il y en a même qui ont peur de l’air. Ils luttent contre les obstacles invisibles pour accomplir les actes les plus simples : parler, entendre, faire l’amour. Ils s’exposent, à leurs propres yeux, au ridicule, dans leur effort pour éviter le bégaiement, l’impuissance. Et nous osons pourtant nous juger les uns les autres, nous osons supposer l’existence d’une norme ! Nous continuons à vivre comme si l’existence était une possibilité pratique, comme si nous pouvions savoir quelque chose les uns des autres.
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J’ai pris ce qu’il me tendait et j’ai vu que c’était une rose pourpre, ses pétales extérieurs déjà lâches et doux, ses pétales intérieurs encore soigneusement recourbés sur eux-mêmes.
Il a dû mal interpréter mon silence ravi car il a ajouté :
- Si tu veux.
- OK, ai-je dit, et j’ai piqué la fleur dans mes cheveux où, toute la soirée, j’ai essayé d’ignorer son léger poids contre mon oreille et le contact de sa tige et de ses épines.
Le lendemain matin, dans l’intimité de ma chambre, j’ai mangé l’un des pétales, j’en ai glissé un autre dans mon soutien-gorge, et j’ai mis le reste de la rose dans un vase, où je l’ai examinée comme une icône les jours suivants, tentant d’extraire l’amour des lambeaux de ce protoplasme.
 
Goliarda Sapienza (in Rendez-vous à Positano)
Margaret Drabble (in La cascade)
Jean Hegland (in Dans la forêt)

mercredi 3 mai 2023

Interlude #18

 Pesnopoïka

 


Te voilà comme un toutUn hasard qui rassembleDu temps qui trop s'écouleUn flou qui te ressembleTe voilà comme une îleTe voilà qui t'étendsMe voilà qui dériveSuis-moi

(Halo Maud)