mardi 19 septembre 2023

Vivaces #44

Chacun de nous a connu les joies les plus chaudes là où rien ne les promettait. Elles nous ont laissé une telle nostalgie que nous regrettons jusqu’à nos misères.
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« Pendant toutes ces années où tu n’étais pas là, ça ne m’a jamais semblé un problème, m’explique-t-il au téléphone. Mais maintenant que je t’ai rencontrée et que tu es partie, c’est comme si les choses étaient en déséquilibre. Ce matin, je me suis surpris à regarder le fauteuil où tu t’es assise, et que tu ne sois pas là m’a paru d’une tristesse intolérable. Je n’arrête pas de vouloir me tourner vers toi, et tu n’es pas là. »
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Et c’est ainsi que la mélancolie a commencé. L’époque où je pleurais, sans crier gare, aux moments les plus inopportuns : au travail, à la banque, en faisant la queue à la caisse chez Whole Foods quand j’apercevais sa marque de protéines en poudre préférée, et que mon âme avait le souffle coupé de l’avoir perdu. C’était comme si la poudre, c’était lui, ou qu’elle le transsubstantiait. C’est tellement bizarre de connaître la marque préférée de protéines en poudre de quelqu’un, son parfum préféré (vieille amande) et puis qu’il ne soit simplement plus là.
 
Antoine de Saint-Exupéry (in Terre des hommes)
& Joyce Maynard (in Et devant moi, le monde - lettre attribuée à J.D. Salinger)
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)

jeudi 14 septembre 2023

Vivaces #43

Je songe à ton regard de volupté et de douleur tendre qui m’a tant touché le jour où je t’ai vue la première fois avec ton grand chapeau cavalier et ta blouse orange où s’est concentré pour moi désormais tout le soleil.
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Il y a un petit nombre de choses qui me comblent de joie. Regarder le visage de Lena quand nous faisons l’amour en est une.
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À l’aube, il la regarde se lever et s’attacher les cheveux devant le miroir. Il admire les mèches s’échappant des épingles malgré tous les efforts qu’elle déploie. Et ses omoplates qui se rapprochent jusqu’à presque se toucher. Toutes ces merveilles qu’elle ne semble pas remarquer.
 
Guillaume Apollinaire (lettre à Lou)
& Barbara Kingsolver (in Toxique)
& Michael Christie (in Lorsque le dernier arbre)

mardi 12 septembre 2023

Vivaces #42

Tout le monde se ressemble, sauf toi
Tu ne fais rien de tout ça
Et ça me fait t’aimer comme
Personne
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Peut-être M tombera-t-elle amoureuse de celui qui lui apportera un hippo en peluche bleu : lequel d’entre nous le fera ? Moi. En voyant une peluche d’hippopotame dans un magasin Walmart, je me dis : C’est peut-être ce fameux x : la variable inconnue nécessaire pour m’assurer l’amour de M. Puis une boîte à musique avec une petite danseuse suscite en moi la même pensée, puis un paquet d’élastiques multicolores, puis des trucs que je ramasse par terre, voire dans les ordures et, à chaque fois, je me dis : Il est possible que n’importe lequel de ces machins soit ce x – ce détail ineffable, imprévisible, qui incite une personne à tomber amoureuse d’une autre.
(…) À condition que x soit un objet, ce qui peut aussi ne pas être le cas.
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C’était ainsi qu’elle rédigeait les textos. Avec des points et des majuscules partout où il en fallait. On voyait bien qu’elle était prof d’anglais, mais c’était une facette d’elle que Joseph appréciait, en plus de toutes les autres. Il n’aurait su dire à quoi ça tenait. Sans doute au fait qu’il ne recevait jamais de messages rédigés avec ce degré de précision, il lui semblait faire la connaissance de quelqu’un de différent. Et puis, c’était assez sexy. En quoi ponctuer les textos était sexy, ça, il n’aurait pas su l’expliquer, mais il se surprit à se demander comment ce serait de coucher avec quelqu’un comme elle. Il allait s’efforcer de rédiger ses messages avec le même soin, du moins ceux qu’il lui destinait. Il n’imaginait pas qu’une absence de ponctuation puisse exercer sur elle la même séduction que sa présence en exerçait sur lui.

Clara Luciani (in Tout le monde (sauf toi))
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Nick Hornby (in Tout comme toi)

jeudi 24 août 2023

Interlude #19

"Tout le monde se ressemble sauf toi
Tu ne fais rien de tout ça
Et ça me fait t’aimer comme
Personne"



Clara Luciani
Tout le monde (sauf toi)

jeudi 17 août 2023

Vivaces #41

Puisque tu me demandes si j’ai couché avec lui, la réponse est non, mais je ne pense pas que cette information t’éclairera. (…) J’imagine que la question que tu te poses n’est pas s’il y a eu acte sexuel, mais si notre relation a un caractère sexuel. Je pense que oui. Mais il faut dire que je pense ça de toute relation. (…) De quoi s’agit-il, en fin de compte ? Pour moi, quand on rencontre des gens, c’est normal de se les représenter d’un point de vue sexuel, sans nécessairement coucher avec eux – d’ailleurs, sans même se représenter en train de coucher avec eux, et sans même penser à se le représenter. Ce qui sous-entend que la sexualité a un contenu "autre" qui ne concerne pas l’acte sexuel. Et peut-être même qu’une majorité de nos expériences sexuelles concernent surtout cet "autre".
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S’il était possible pour Tilo et Musa d’avoir cette conversation étrange au sujet d’une troisième personne aimée, c’est qu’ils étaient à la fois l’un pour l’autre l’amoureux/se et l’ex-amoureux/se, l’amant/e et l’ex-amant/e, le frère ou la sœur passé/e ou présent/e (…). Parce qu’ils se faisaient confiance au point de savoir, même s’ils en étaient blessés, que la personne élue par l’autre, quelle qu’elle puisse être, était digne d’amour. Et dans le domaine de l’amour, ils possédaient une forêt virtuelle de filets de sécurité.
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La seule fois où je lui demandai si elle avait jamais été tentée par l’infidélité, elle en resta bouche bée de stupéfaction. Oh mon Dieu, c’est tellement pas moi ! Si jamais j’essayais ça, je me réduirais en miettes.
 
Sally Rooney (in Où vas-tu, monde admirable ?)
& Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Richard Powers (in Sidérations)

mardi 8 août 2023

Vivaces #40

Parfois, je me dis que les relations humaines sont un peu comme le sable ou l’eau, qu’on leur donne forme quand on les verse dans un contenant. La relation d’une mère avec sa fille épouse la forme du récipient qui porte l’étiquette "mère-enfant", elle en prend les contours pour le meilleur et pour le pire. Peut-être que certaines amies en mauvais termes auraient été parfaitement heureuses en tant que sœurs, ou des couples mariés plutôt comme parents et enfants, va savoir ? Qu’est-ce que ça ferait d’avoir une relation sans forme préétablie ? Se contenter de verser l’eau et de voir. Sans doute que la relation ne prendrait aucune forme, que ça partirait dans tous les sens. (…) Quoi qu’il en soit, ça serait une expérience donnant parfois l’impression de prendre une mauvaise direction et qui, à d’autres moments, ressemblerait au seul genre de relation qui vaille la peine d’être vécue.
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Pour parler de l’amertume dans l‘aigre-doux de mon existence : c’était de l’amour, de l’amour. Je tombe facilement amoureuse, + d’un amour parfois extatique + parfois impossible + qui me brise le cœur, + cela forme une sensation douloureuse que j’affectionne.
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Tu éprouves constamment de petits béguins innocents pour des personnes de ton entourage. Sans jamais les concrétiser : tu te contentes de trouver plein de gens beaux et attirants, et tu t’arranges pour t’entourer d’esprits drôles et fins. Avec pour résultat cette zone floue et agréable, entre philia et eros. D’aussi loin que tu te souviennes, tu as toujours fonctionné ainsi.
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Ce qui en nous se tourne vers l’inconnu est plutôt rare, nous sommes des animaux grégaires et méfiants. Accueillir l’inconnu est hors du territoire de la névrose, c’est tout ce qu’elle redoute. Sa hantise, ce contre quoi, patiemment, elle construit nos défenses. (…) L’inédit est antinomique avec la défense névrotique qui lui opposera toujours des fidélités antérieures, des serments à respecter, des promesses à tenir, même quand elles n’ont pas été prononcées par le sujet (…).
 
Sally Rooney (in Où vas-tu, monde admirable ?)
& Adam Roberts (in La chose en soi)
& Carmen Maria Machado (in Dans la maison rêvée)
& Anne Dufourmantelle (in En cas d’amour – psychopathologie de la vie amoureuse)

mardi 1 août 2023

Rhizomiques #157

Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble, inconsciemment ressentie par une humanité en proie à l’explosion démographique et qui – tels ces vers de farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer – se mettrait à se haïr elle-même parce qu’une prescience secrète l’avertit qu’elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué.
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   Nous, les humains, grouillons sur la planète comme un nuage de sauterelles, qui enfle sans cesse et dévore tout sur son passage. Il n’y a aucune justice, aucun bon sens, aucune décence dans cette frénésie reproductive planétaire, dans cette obscène fécondité anthropoïde, dans cette production industrielle de bébés et de corps, toujours plus de bébés, toujours plus de corps. La vision anthropocentrique du monde est antichrétienne, antibouddhiste, antinature, antivie et… antihumaine.
   Grognant, ronchonnant, pestant et m’esclaffant, juste un fou ordinaire dans un monde d’assassins, je longe les monts Seco et traverse les collines Antilope clairsemées selon un cap est, sud-est.
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À présent, avec l’avènement de l’anthropocène, pour la première fois le glacier, la tortue, la mouche du vinaigre, le ginkgo biloba et le ver de terre ressentent fortement que quelque chose, dans le temps humain, a changé. Nous sommes l’apocalypse du monde. Également, en ce sens, notre propre apocalypse. Quelle ironie : l’anthropocène, la première ère nommée d’après l’homme, se révélera sans doute être aussi la dernière pour lui.
 
Claude Lévi-Strauss (extrait du discours prononcé à l’occasion de la remise du XVIIème Prix International de Catalogne, 2005)
& Edward Abbey (in Un fou ordinaire)
& Guéorgui Gospodinov (in Le pays du passé)