jeudi 21 septembre 2023

Vivaces #45

Je ne sais pas si tu as déjà perdu une personne aimée et très proche. Quand un mort s’en va, il emporte son monde avec lui. Le sens de son monde. Ses vêtements cessent d’avoir une utilité. Ce manteau qui lui allait tellement bien et qui lui plaisait tellement n’est plus qu’une fripe absurdement accrochée à un cintre. Ses objets deviennent muets ; plus personne ne sait maintenant ce que signifiait cette tasse en porcelaine dans laquelle elle buvait toujours son thé, à quel moment elle l’avait achetée ni ce qu’elle lui rappelait. Ou cette petite pierre polie qu’elle avait toujours à côté de l’ordinateur : sur quelle montagne l’avait-elle prise, dans quelle rivière, pourquoi. Les choses se vident de leur histoire et de leur essence et se transforment en déchets. Les morts ne partent jamais seuls : ils emportent un morceau de l’univers.
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Je guette à nouveau pour voir si j’aperçois la belle Nyembeti. Mais non. Il ne reste que le boubou mis à sécher et qui ondule d’un balancement sensuel. Tout vêtement reçoit l’âme de la personne qui le porte.
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Dans le creux que laisse apparaître une empreinte, et par lequel un mouvement dans le temps prend forme dans l’espace, on peut voir que quelqu’un ou quelque chose est passé. La présence de la trace témoigne de l’absence de ce qui l’a formée. Dans la visibilité de la trace, ce qui l’a engendrée se dérobe à nous et demeure invisible (...). La trace ne rend jamais présent ce qui est absent ; elle représente la non-présence de l’Absent. Les traces ne donnent pas à voir ce qui est absent, mais plutôt l’absence même.
 
Rosa Montero (in La bonne chance)
& Mia Couto (in Un fleuve appelé temps, une maison appelée terre)
& Sybille Krämer (https://journals.openedition.org/trivium/4171?lang=de)

A contre-saison #1

 21 mars



mardi 19 septembre 2023

Vivaces #44

Chacun de nous a connu les joies les plus chaudes là où rien ne les promettait. Elles nous ont laissé une telle nostalgie que nous regrettons jusqu’à nos misères.
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« Pendant toutes ces années où tu n’étais pas là, ça ne m’a jamais semblé un problème, m’explique-t-il au téléphone. Mais maintenant que je t’ai rencontrée et que tu es partie, c’est comme si les choses étaient en déséquilibre. Ce matin, je me suis surpris à regarder le fauteuil où tu t’es assise, et que tu ne sois pas là m’a paru d’une tristesse intolérable. Je n’arrête pas de vouloir me tourner vers toi, et tu n’es pas là. »
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Et c’est ainsi que la mélancolie a commencé. L’époque où je pleurais, sans crier gare, aux moments les plus inopportuns : au travail, à la banque, en faisant la queue à la caisse chez Whole Foods quand j’apercevais sa marque de protéines en poudre préférée, et que mon âme avait le souffle coupé de l’avoir perdu. C’était comme si la poudre, c’était lui, ou qu’elle le transsubstantiait. C’est tellement bizarre de connaître la marque préférée de protéines en poudre de quelqu’un, son parfum préféré (vieille amande) et puis qu’il ne soit simplement plus là.
 
Antoine de Saint-Exupéry (in Terre des hommes)
& Joyce Maynard (in Et devant moi, le monde - lettre attribuée à J.D. Salinger)
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)

jeudi 14 septembre 2023

Vivaces #43

Je songe à ton regard de volupté et de douleur tendre qui m’a tant touché le jour où je t’ai vue la première fois avec ton grand chapeau cavalier et ta blouse orange où s’est concentré pour moi désormais tout le soleil.
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Il y a un petit nombre de choses qui me comblent de joie. Regarder le visage de Lena quand nous faisons l’amour en est une.
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À l’aube, il la regarde se lever et s’attacher les cheveux devant le miroir. Il admire les mèches s’échappant des épingles malgré tous les efforts qu’elle déploie. Et ses omoplates qui se rapprochent jusqu’à presque se toucher. Toutes ces merveilles qu’elle ne semble pas remarquer.
 
Guillaume Apollinaire (lettre à Lou)
& Barbara Kingsolver (in Toxique)
& Michael Christie (in Lorsque le dernier arbre)

mardi 12 septembre 2023

Vivaces #42

Tout le monde se ressemble, sauf toi
Tu ne fais rien de tout ça
Et ça me fait t’aimer comme
Personne
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Peut-être M tombera-t-elle amoureuse de celui qui lui apportera un hippo en peluche bleu : lequel d’entre nous le fera ? Moi. En voyant une peluche d’hippopotame dans un magasin Walmart, je me dis : C’est peut-être ce fameux x : la variable inconnue nécessaire pour m’assurer l’amour de M. Puis une boîte à musique avec une petite danseuse suscite en moi la même pensée, puis un paquet d’élastiques multicolores, puis des trucs que je ramasse par terre, voire dans les ordures et, à chaque fois, je me dis : Il est possible que n’importe lequel de ces machins soit ce x – ce détail ineffable, imprévisible, qui incite une personne à tomber amoureuse d’une autre.
(…) À condition que x soit un objet, ce qui peut aussi ne pas être le cas.
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C’était ainsi qu’elle rédigeait les textos. Avec des points et des majuscules partout où il en fallait. On voyait bien qu’elle était prof d’anglais, mais c’était une facette d’elle que Joseph appréciait, en plus de toutes les autres. Il n’aurait su dire à quoi ça tenait. Sans doute au fait qu’il ne recevait jamais de messages rédigés avec ce degré de précision, il lui semblait faire la connaissance de quelqu’un de différent. Et puis, c’était assez sexy. En quoi ponctuer les textos était sexy, ça, il n’aurait pas su l’expliquer, mais il se surprit à se demander comment ce serait de coucher avec quelqu’un comme elle. Il allait s’efforcer de rédiger ses messages avec le même soin, du moins ceux qu’il lui destinait. Il n’imaginait pas qu’une absence de ponctuation puisse exercer sur elle la même séduction que sa présence en exerçait sur lui.

Clara Luciani (in Tout le monde (sauf toi))
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Nick Hornby (in Tout comme toi)