jeudi 4 janvier 2024

Rhizomiques #167

« Est-ce que c’est ça, la normalité ? demandai-je, un canapé dans un salon avec au fond un escalier et à côté, un fauteuil et un père dans ce fauteuil et une mère dans la cuisine et des adolescents qui n’arrêtent pas d’entrer et de sortir en trombe en réclamant des sandwiches et en se disputant mais toutes les demi-heures, en décomptant les publicités, tout le monde s’embrasse ?
- Oui, dit-il. C’est cela la vie des gens normaux. »
(…)
Zap. Ce qui est normal, ce sont des gens irréels, des gens irréels et riches, la plupart du temps, qui couchent avec des rappeurs, des joueurs de basket et qui considèrent leur famille comme une marque du monde réel comme Pepsi, Drano ou Ford. Zap. Chaînes d’information. Ce qui est normal, ce sont les armes à feu et l’Amérique normale qui veut vraiment retrouver sa grandeur. Mais il y a un autre type de normalité si la couleur de votre peau n’est pas la bonne et encore un autre selon que vous êtes éduqué ou que vous considérez l’éducation comme un lavage de cerveau et il y a une Amérique qui croit à la nécessité de vacciner les enfants et une autre qui pense que c’est une arnaque et tout ce qu’une personne normale pense n’est qu’un mensonge pour une autre personne normale et on les retrouve toutes à la télé selon la chaîne qu’on regarde, alors en effet, il y a de quoi s’y perdre. Zap zap. (…) La majesté des montagnes violettes. Un homme qui a, sur le mur de son salon, une toile où on le voit représenté en compagnie de Jésus. Des cadavres d’écolier. Des ouragans. De la Beauté. Des mensonges. Zap, zap, zap.
« Le normal ne me paraît pas très normal, lui dis-je.
- C’est normal de penser cela », répond-il.
Voilà tout ce que j’obtiens en matière de sagesse paternelle.
(…) Des millions de chaînes de télévision et rien qui les unisse. Des ordures, ici, et de belles choses, là aussi, le tout coexistant au même niveau de réalité, dégageant le même air d’autorité. Comment un jeune homme peut-il les différencier ? Comment faire le tri ? Chaque émission sur chaque chaîne dit la même chose : d’après une histoire vraie. Mais cela non plus ce n’est pas vrai. La vérité, c’est qu’il n’y a plus d’histoires vraies. Il n’existe plus de vérité sur laquelle tout le monde peut s’accorder. Je sens une migraine qui vient. Boum ! La voilà.
Waouh.
Quelle drôle d’époque pour débarquer.
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En tout lieu, je cherche l’issue.
Dans l’espace confiné, je cherche une sortie.
Dans l’espace sans bornes, je cherche une entrée : c’est la porte ouvrant sur l’espace confiné.
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L’appartement est vaste et bien situé, avec une belle vue sur le vieil hôpital dédié à la variole sur Roosevelt Island qu’ils se préparent aujourd’hui à convertir en un de ces nouveaux camps de réfugiés. Par temps clair, on voit l’île sur toute sa longueur, et quand il fait soleil, la rivière, normalement brune et boueuse, se met à briller et en serait presque belle. Hier nous avons aperçu une vedette de la police remonter lentement vers le nord. Il semble que les gens se suicident en sautant du pont et qu’ensuite leurs corps flottent vers l’aval ; la police doit alors aller les repêcher. J’aime les moments où il y a des nuages et où le ciel devient gris acier – hier, il y a eu un orage et nous avons regardé les éclairs qui zébraient l’eau.
 
Salman Rushdie (in Quichotte)
& Éric Chevillard (in La chambre à brouillard)
& Hanya Yanagihara (in Vers le paradis)

mercredi 27 décembre 2023

A contre-saison #13

 27 juin

(D.R.)

 

"Le ciel se gorgeait de silence violet."

Jerzy Andrzejewski (in Les portes du paradis)

 

jeudi 21 décembre 2023

Rhizomiques #166

Nous, les humains, avons été définis de multiples façons. Homo sapiens en est une, mais que nous nous appelions ainsi nous-mêmes prête plutôt à rire dans la mesure où il s’agit d’une définition frisant la prétention : nous n’arrivons même pas à reconnaître que la seule chose que nous savons est que nous ne savons rien.
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La terre abrite une créature, se donnant le nom de grand singe, qui a entrepris de décrypter l’univers, d’expliquer tout ce qui existe, son monde, son monde social, son monde physique, la chute des empires comme celle des pommes. (…) Ne lui paraît-il pas troublant que les explications du monde qu’elle découvre lui soient intelligibles ? N’a-t-elle pas réfléchi au fait que, si elle trouve une réponse, c’est uniquement à cause d’une question qu’elle est capable de poser ? Avant d’améliorer ses connaissances, elle a dit que l’homme se distinguait du reste de la création parce qu’il avait un langage, se distinguait parce qu’il était doué de raison, se distinguait parce qu’il était doué d’une conscience, se distinguait parce qu’il concevait d’autres esprits, se distinguait à tous égards, semblait-il. L’orgueil démesuré de cet animal persiste aujourd’hui dans son idée que la vérité sous-jacente à tout ce qu’il perçoit, depuis le cosmos lointain et éternel jusqu’au banal proche et éphémère, productions humaines incluses, que cette vérité constante dont il croit qu’elle pourrait exister ne dépassera pas sa capacité de compréhension.
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Nous avons l’illusion de raisonner par nous-mêmes alors que nous récitons bien souvent ce que pense notre groupe, ses préjugés. Nous tenons ces croyances pour des vérités, des évidences, c’est ce que Françoise Héritier appelait notre adhérence aveugle au monde. Nous nous voyons comme des êtres de raison parce qu’avec le langage nous donnons une apparence sensée à nos émotions, nous les rationalisons, comme l’a montré Ernest Jones, un ami de Freud.
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Serions-nous du ça ? Du quelque chose agissant, ou plutôt agi par des forces que masqueraient les moirures de notre intelligence ?
- Vous voulez dire, l’interrompit Zef Zimmerstein, que notre intelligence…
- … serait comme ce voile sensible de la musique du sublime Beethoven que jouait un orchestre de musiciens squelettiques pendant que le bourreau, l’homme véritable et parfaitement « humain », exécutait sans trembler…
- Si je vous comprends, dit Zef Zimmerstein d’une voix un peu essoufflée par l’émotion, si je vous comprends bien…
- Oui ! vous m’avez bien compris, l’interrompit le jeune anatomiste. Je vous pose la question : de quel côté situer ce que l’on nomme : l’humain ? Beethoven ou bourreau ? Avouez que l’un peut aller avec l’autre. 
 
Enrique Vila-Matas (in Montevideo)
& Zia Haider Rahman (in À la lumière de ce que nous savons)
& Boris Cyrulnik (L’Obs du 21/01/21)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)


lundi 18 décembre 2023

A contre-saison #12

18 juin



"Le jour où elle comprit que le flot doré était de la lumière,
elle rit tout fort de la pure joie de la découverte."
 
Nancy Kress (in L'une rêve, l'autre pas)
 

mercredi 13 décembre 2023

Vivaces #46

J’ai posté une lettre importante tout à l’heure, à quelqu’un d’important pour moi, qui perd la mémoire. Je n’ai pas fait mention du drame d’hier. Aucune mention de Nice et de la tuerie du 14 juillet. J’ai parlé d’autre chose, sans le décider. Nos vies se déploient juste à côté des dates. Nos vies et gestes lancés dans le temps, faisant œuvre de temps, se déposent juste à côté des grandes dates collectives.
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Ma position relève d’une décision : « Toute vie est un principe de démolition », nous rappelle Fitzgerald, mais pour autant on continue à se lever.
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Ôter de nos paupières le néant chaque matin, puis plonger dans le flot vibrant de l‘illusion. Se laisser porter jusqu’à devenir un mirage bariolé. Mais se souvenir de la vérité.
 
Marie Richeux (in Climats de France)
& Claire Marin (L’Obs du 01/06/23)
& Olga Tokarczuk (in Jeu sur tambours et tambourins)