« Est-ce que c’est
ça, la normalité ? demandai-je, un canapé dans un salon avec au fond un
escalier et à côté, un fauteuil et un père dans ce fauteuil et une mère dans
la cuisine et des adolescents qui n’arrêtent pas d’entrer et de sortir en
trombe en réclamant des sandwiches et en se disputant mais toutes les
demi-heures, en décomptant les publicités, tout le monde s’embrasse ?
- Oui, dit-il. C’est
cela la vie des gens normaux. »
(…)
Zap. Ce qui est normal,
ce sont des gens irréels, des gens irréels et riches, la plupart du temps, qui
couchent avec des rappeurs, des joueurs de basket et qui considèrent leur
famille comme une marque du monde réel comme Pepsi, Drano ou Ford. Zap. Chaînes
d’information. Ce qui est normal, ce sont les armes à feu et l’Amérique normale
qui veut vraiment retrouver sa grandeur. Mais il y a un autre type de normalité
si la couleur de votre peau n’est pas la bonne et encore un autre selon que
vous êtes éduqué ou que vous considérez l’éducation comme un lavage de cerveau
et il y a une Amérique qui croit à la nécessité de vacciner les enfants et une
autre qui pense que c’est une arnaque et tout ce qu’une personne normale pense
n’est qu’un mensonge pour une autre personne normale et on les retrouve toutes
à la télé selon la chaîne qu’on regarde, alors en effet, il y a de quoi s’y
perdre. Zap zap. (…) La majesté des montagnes violettes. Un homme qui a, sur le
mur de son salon, une toile où on le voit représenté en compagnie de Jésus. Des
cadavres d’écolier. Des ouragans. De la Beauté. Des mensonges. Zap, zap, zap.
« Le normal ne me
paraît pas très normal, lui dis-je.
- C’est normal de
penser cela », répond-il.
Voilà tout ce que j’obtiens
en matière de sagesse paternelle.
(…) Des millions de
chaînes de télévision et rien qui les unisse. Des ordures, ici, et de belles
choses, là aussi, le tout coexistant au même niveau de réalité, dégageant le
même air d’autorité. Comment un jeune homme peut-il les différencier ?
Comment faire le tri ? Chaque émission sur chaque chaîne dit la même
chose : d’après une histoire vraie. Mais cela non plus ce n’est pas vrai.
La vérité, c’est qu’il n’y a plus d’histoires vraies. Il n’existe plus de vérité sur laquelle tout le monde peut
s’accorder. Je sens une migraine qui vient. Boum ! La voilà.
Waouh.
Quelle drôle d’époque
pour débarquer.
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En tout lieu, je cherche l’issue.
Dans l’espace confiné, je cherche une sortie.
Dans l’espace sans bornes, je cherche une entrée :
c’est la porte ouvrant sur l’espace confiné.
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L’appartement est vaste
et bien situé, avec une belle vue sur le vieil hôpital dédié à la variole sur
Roosevelt Island qu’ils se préparent aujourd’hui à convertir en un de ces
nouveaux camps de réfugiés. Par temps clair, on voit l’île sur toute sa
longueur, et quand il fait soleil, la rivière, normalement brune et boueuse, se
met à briller et en serait presque belle. Hier nous avons aperçu une vedette de
la police remonter lentement vers le nord. Il semble que les gens se suicident
en sautant du pont et qu’ensuite leurs corps flottent vers l’aval ; la
police doit alors aller les repêcher. J’aime les moments où il y a des nuages
et où le ciel devient gris acier – hier, il y a eu un orage et nous avons
regardé les éclairs qui zébraient l’eau.
Salman Rushdie (in
Quichotte)
& Éric Chevillard
(in La chambre à brouillard)
& Hanya Yanagihara (in Vers le paradis)