Tu
me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près,
nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et
les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent,
luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents,
jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un
parfum ancien. Alors mes mains s’enfoncent dans tes cheveux, caressent
lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme
si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvements
vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et
si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade,
cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule
saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans
l’eau.
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L'eau n'est pas forcément offensive, elle est enfermée. On la dit véhémente et tempétueuse, mais on ne dit jamais la violence des rives, leurs contraintes, l'autorité des canaux, des dérivations, des ponts, des digues, des écluses, des chenaux, des béals.
Julio Cortazar (Marelle)
& Emmanuelle Pagano (Ligne & Fils)