samedi 5 octobre 2019

Hybrides #18

    Elle se souvint du fluoroscope qu’on utilisait au rayon chaussures. Un machin de la taille d’un congélateur dans lequel les clients, en particulier les enfants car ils adoraient ça, glissaient leurs pieds. (…) Les gamins poussaient de petits cris en voyant s’agiter leurs orteils fantomatiques au bout de leurs pieds (…).
   Elle savait deviner une pointure sans y avoir recours, mais la machine faisait vendre, aucun doute là-dessus.
   Bernice apprit plus tard qu’il s’agissait de rayons X, et l’idée lui causait désormais des frissons. Ces sales rayons, ou faisceaux, ou elle ne savait quoi, dont ils avaient été bombardés, elle et toutes ces mères et ces jeunes enfants. Comment avait-elle survécu si longtemps ?
   En réchauffant au micro-ondes son potage bœuf-légumes pour le déjeuner, elle regretta de n’avoir pas collé deux ou trois têtes dans le fluoroscope, histoire de voir.
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   Cet après-midi, j’ai réussi à persuader maman de venir se baigner dans le Grand Lac Salé, ce qui ne nous était plus arrivé depuis bien des années. Nous avons fait la planche, portées par l’eau fraîche, les yeux rivés sur le ciel. (…)
   Nous nous sommes laissé flotter pendant des heures. Immergées dans l’eau salée et le ciel, nous nous sentions diluées, dissoutes, apaisées.
   Nous sommes rentrées, les cheveux parsemés de cristaux de sel et le nombril rempli de sable pour nous rappeler que nous n’avions pas rêvé.

Michael Christie (La reine des bocaux et des boîtes)
& Terry Tempest Williams (Refuge)

jeudi 3 octobre 2019

Vivaces #13

On mesure l'amour qu'on porte à une ville au nombre de clins d’œil qu'elle vous décoche.

(Emmanuel Guibert)
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Mais les villes sont égoïstes
et arrachent tout dans leur course
comme bois mort, elles brisent les bêtes
et consument de nombreux peuples.

Et leurs hommes, esclaves des sciences,
perdent équilibre et mesure,
nommant progrès leur traînée de limace ;
la lenteur cède à la vitesse ;
ils ont des sentiments et des fards de catins,
s'enivrent du fracas du métal et du verre.

(Rainer Maria Rilke, in Le livre de la pauvreté et de la mort)
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Les fenêtres de l'hospice reflètent le soleil couchant avec autant d'éclat que celles de la demeure du riche.

(Henry David Thoreau, in Walden ou La vie dans les bois)

mardi 1 octobre 2019

Attentives #5

Quand vous allez là-bas, il y a un panneau qui vous accueille à l’entrée. C’est un panneau spécial, monsieur. Je n’ai jamais vu un panneau comme ça ailleurs. C’est un panneau que vous voyez dès que vous arrivez en bas de la petite colline, au bout de la route de Douala, après le Mile Quatre. Il est au-dessus de votre tête, personne ne peut le rater. Et on lit là, en grosses lettres, entre deux poteaux rouges en métal plantés des deux côtés de la route : « Bienvenue à Limbé, ville de l’amitié ». Quand vous voyez ce panneau, monsieur, ah ! Vous pouvez être n’importe qui, venir à Limbé pour une nuit ou pour dix ans, être gros ou petit, vous êtes heureux d’être arrivé là. Vous sentez le souffle de l’océan qui parcourt des kilomètres pour venir vous saluer. Ce souffle est si doux. Et là, vraiment, vous avez l’impression que cette ville près de l’océan que l’on appelle Limbé est unique au monde. (…) Ensuite, une fois que vous avez dépassé le panneau de bienvenue, monsieur, quand vous arrivez au Mile Deux, vous voyez les lumières de la ville qui brillent la nuit sur l’océan. Ces lumières ne sont ni trop vives ni trop nombreuses. Elles sont juste comme il faut pour vous faire dire que vous avez sous les yeux une ville de magie, une ville de l’OPEP, avec sur une de ses rives la raffinerie nationale, et sur son autre rive des pêcheurs avec leurs filets. Ensuite, quand vous arrivez au Mile Un, là, monsieur, vous commencez à ressentir Limbé… C’est quelque chose, monsieur.
 
Imbolo Mbue (Voici venir les rêveurs)

dimanche 29 septembre 2019

Hybrides #17

Nous avons fait l’amour. Comme ce mot a l’air banal – trivial, usé, tout trait distinctif quasiment effacé par l’usage – mais comment décrire une telle action en acte ? Cette création ? Cette union magique ? Je pourrais dire que nous sommes devenus deux silhouettes prises dans une danse hypnotique sous le talisman chaloupé de la lune, d’abord lente, si lente… deux plumes appariées flottant dans la substance claire d’un ciel liquide… puis qui accélèrent, de plus en plus, pour finalement n’être plus que photons de lumière pure. (…)
Ou bien je pourrais dresser la liste des impressions, des images encore brillantes, illuminées à jamais par la cambrure blanche de ces premières caresses, le premier regard après qu’ayant écarté la chemise de laine, j’ai vu qu’elle ne portait pas de soutien-gorge ; la timidité de ses hanches se soulevant imperceptiblement lorsque j’ai fait glisser la rude toile de jean  (…).
Mais il me semble que la meilleure façon pour moi de communiquer la beauté de ces moments consiste à répéter, tout simplement, que nous avons fait l’amour. Et consommé ainsi tout un mois de regards furtifs, de sourires prudents, de frôlements accidentels de nos corps, trop flagrants ou trop secrets pour n’être que des accidents, et toutes les autres petites vignettes incomplètes du désir… et peut-être par-dessus tout, consommé la connaissance partagée de ce désir, et de ce désir retrouvé, et du progrès irrépressible de ce désir… dans une déflagration interne parfaitement silencieuse tandis que tout mon corps tendu explosait à l’intérieur du sien comme un fluide électrique.
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Après une certaine dose d'affection, tout le monde aspire à un peu de répit pour penser à l'amour à tête reposée.

Ken Kesey (Et quelque fois j'ai comme une grande idée)
& Jim Harrison (Nord-Michigan)

vendredi 27 septembre 2019

Hybrides #16

Tu me regardes, tu me regardes de tout près, tu me regardes de plus en plus près, nous jouons au cyclope, nos yeux grandissent, se rejoignent, se superposent, et les cyclopes se regardent, respirent confondus, les bouches se rencontrent, luttent tièdes avec leurs lèvres, appuyant à peine la langue sur les dents, jouant dans leur enceinte où va et vient un air pesant dans un silence et un parfum ancien. Alors mes mains s’enfoncent dans tes cheveux, caressent lentement la profondeur de tes cheveux, tandis que nous nous embrassons comme si nous avions la bouche pleine de fleurs ou de poissons, de mouvements vivants, de senteur profonde. Et si nous nous mordons, la douleur est douce et si nous sombrons dans nos haleines mêlées en une brève et terrible noyade, cette mort instantanée est belle. Et il y a une seule salive et une seule saveur de fruit mûr, et je te sens trembler contre moi comme une lune dans l’eau.
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L'eau n'est pas forcément offensive, elle est enfermée. On la dit véhémente et tempétueuse, mais on ne dit jamais la violence des rives, leurs contraintes, l'autorité des canaux, des dérivations, des ponts, des digues, des écluses, des chenaux, des béals.

Julio Cortazar (Marelle)
& Emmanuelle Pagano (Ligne & Fils)


mercredi 25 septembre 2019

Vivaces #12

"Il ne faut pas plaquer le charme romantique sur l’intelligence classique. Il faut unir en profondeur les deux conceptions classique et romantique. L’histoire de la raison, jusqu’alors, est l’histoire d’une fuite, un refus du monde romantique et irrationnel de l’homme primitif. Pour libérer la pensée rationnelle, et lui permettre de comprendre et de maîtriser l’ordre de la nature, il a fallu, bien avant l’époque de Socrate, rejeter la passion et les émotions. Il est temps, maintenant, d’avancer plus loin dans la connaissance de la nature, en intégrant de nouveau à la raison ces passions que nous avons si longtemps méprisées."

Robert Pirsig (in Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes
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"Tu vois, ces champignons ne sont que le fruit d’un organisme beaucoup plus grand qui vit sous terre. On appelle les racines de champignons le mycélium, et le mycélium est en fait un immense réseau de fibres entremêlées et interconnectées juste sous nos pieds. C’est exactement comme un bois de trembles. On dirait un tas d’arbres différents, mais ils poussent de manière rhizomatique et ne forment en fait qu’un seul arbre. Tu savais ça ? (…) Et tu sais quoi d’autre : il y a plus de connexions dans ce réseau mycélial qu’il n’en existe dans un réseau neuronal humain. Cela signifie que ce truc est conscient. (…) Peux-tu croire une seule seconde que ce phénoménal fongus qui s’étend sous nos pieds n’est pas en train de nous observer, là, maintenant ? Réfléchis-y. Il doit y avoir plus d’une centaine de milliards de connexions là-dessous. Ce truc vrombit de conscience. On peut même la sentir si on fait attention."

Tony Vigorito (in Dans un jour ou deux)
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"Le sensoriel, plus vital, plus désordonné, refuse souvent le recours au rationnel intelligible. Il faut être ou sensible-stupide ou intelligent-distant."

Henri Cueco (in Le journal d'une pomme de terre)