mercredi 22 avril 2020

les branches de lilas débordent des jardins


22 avril

Les branches de lilas débordent des jardins, on inspire plus fort en fermant la bouche. Et les yeux pour se protéger des moucherons. Le smartphone d’une jeune femme tombe sur le macadam, sans casse grâce à sa coque. C’est bien conçu, commente sa collègue avant de mordre dans un sandwich.
Les oiseaux ne font pas leur nid à proximité d’une maison en construction. C’est pour ça qu’on entend surtout des sons de marteaux, de perceuses, de bétonnière, et les cris des ouvriers. Pour supporter leur métier, il a fallu qu’ils deviennent sourds. Ainsi des arbres meurent et les souvenirs se déplacent.
C’est le glissement ordinaire des générations. Le décor du désir n’a pas changé autant que nous le déplorons mais nous avons pris de la distance, nous nous sommes peu à peu exilés de nos sens. La ville est toujours mal finie, friable, aiguë, risquée, inattendue, et les gens sont toujours étranges.

mardi 21 avril 2020

les paulownias qui n'ont pas encore été arrachés commencent à fleurir


21 avril

 Les petites mouches ont commencé à suppléer les oiseaux. Depuis que Binh-Dû laisse sa fenêtre ouverte la nuit – commencée tard –, et se réveille à la lumière du jour ?
       Les paulownias qui n’ont pas encore été arrachés commencent à fleurir. Seront-ils aussi odorants que l’année précédente ? Serons-nous aussi adorables ?

       Le terrain de jeu de notre enfance a disparu, semble-t-il. C’était partout, à tous les coins de rue. Mais en fait, il est toujours là, c’est juste qu’il y a de nouveaux enfants.
       Ils ne sont pas comme nous parce que nous ne sommes plus comme eux. Binh-Dû observait une tortue grecque se frayer un chemin parmi les salades. Il avait une amie fille.
       Est-ce la même tortue que promène cette dame entre deux âges, non elle est bien trop jeune et c’est un mâle. Elle avance lentement parce qu’elle arrive de la préhistoire.

       L’amie de Binh-Dû désespère de trouver un café en terrasse où boire du jus de gingembre pour faire passer la gueule de bois. Lui s’en tiendrait à un diabolo.
       Ensemble ils ont vu un jongleur lancer de la terre et du foin. Cette vie est souhaitable, des oiseaux chantent toujours. Elle fut, elle serait souhaitable. Elle donne soif.

lundi 20 avril 2020

Attentives #8

     Chercher la conscience à sa source ne peut pas être une pensée, mais un vécu total. (…) Certes, cette conscience est encore ressentie comme : "je suis moi". Vous ne perdez pas encore les points d’appui habituels. Vous affermissez la présence à soi-même mais à un niveau beaucoup plus profond et beaucoup plus silencieux. C’est un « je suis » qui implique à la fois la pensée, le sentiment et la sensation. Vous allez vers une réalité d’être, toujours présente en vous, à la source de vos états conditionnés et de vos identifications. Et si vous êtes bien centré dans ce "je suis", vous reconnaissez que ce "je suis", même très pur, est encore limité. Je suis moi, c’est toujours un "je suis" individualisé. Moi à un niveau beaucoup plus profond, plus réel, mais ce n’est pas encore une conscience dans laquelle le moi, l’individualité limitée a disparu, même si ce moi est devenu très pur.
     Vous pouvez sentir que vous aspirez à passer encore au-delà, à être libéré de ce moi à partir duquel naissent tous les désirs, toutes les peurs, l’insatisfaction, l’incomplétude, la frustration. Si même ce moi purifié pouvait s’effacer, toute limite et toute finitude s’effaceraient aussi. Seule règnerait la conscience pure, et cette conscience, elle, est béatitude infinie. Votre démarche est donc d’abord une affirmation puis un effacement, une présence puis une absence. Plus la conscience qui dit "moi" s’éteint, plus vous vous retrouvez, comme si vous vous étiez d’abord perdu.

Arnaud Desjardins (in Approches de la méditation)

vendredi 17 avril 2020

Hybrides #40

[citant Novalis :] "La plupart des hommes ne veulent pas nager avant de savoir le faire". N'est-ce pas spirituel ? Naturellement, ils ne veulent pas nager ! Ils sont nés pour la terre, pas pour l'eau ! Et, naturellement, ils ne veulent pas penser : ils sont faits pour vivre, pas pour penser ! (…) et celui qui pense, celui qui en fait son principal souci peut, certes, pousser loin dans ce domaine, mais il a quand même changé la terre pour l'eau et un jour il coulera.
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Pourquoi les enfants paraissaient-ils si souvent spontanés, pleins de joie et d’intérêt pour ce qu’ils faisaient, alors que les adultes se contenaient, étaient anxieux et l’esprit ailleurs ?
C’était ce foutu sens du moi : ce sens du moi que les psychologues proclament nécessaire à tout le monde. Et si – idée qui paraissait originale à l’époque –, et si le développement de ce sens, tout en étant normal et naturel, n’était ni inévitable ni souhaitable ? Et si ce n’était qu’une sorte d’appendice psychique, qu’un inutile et anachronique point de côté ? Ou bien, telles les défenses démesurées du mastodonte, un fardeau pesant, inutile, et finalement autodestructeur ? Et si le sentiment d’être quelqu’un représentait une erreur de l’évolution aussi désastreuse pour le développement ultérieur d’une créature plus complexe que la coquille des escargots ou la carapace des tortues ?
(…) Comme la carapace de la tortue, le sens du moi sert de bouclier contre les stimulations, et de lest pour limiter la mobilité en direction de zones éventuellement dangereuses. La tortue n’est pas souvent à se demander ce qu’il y a de l’autre côté de sa carapace ; peu importe ce que c’est, ça ne peut pas lui faire de mal ni même la toucher. De même les adultes réclament-ils la carapace d’un moi cohérent pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et ils apprécient d’avoir d’autres tortues pour amies ; ils cherchent à se protéger contre les blessures, les contacts, les problèmes ou la nécessité de penser. Si un homme compte sur la cohérence, il peut se permettre de ne plus faire attention aux gens, au-delà des quelques premières rencontres.

Herman Hesse (in Le loup des steppes)
& Luke Rhinehart (in L'Homme-dé)