mercredi 9 décembre 2020

Elle n'a pas la force de se lever

9 octobre

Nadia s’est assise sur le rebord du lit dans la chambre de Charlotte qui n’a pas le courage de se lever. C’est bien une question de courage plus que de force, même s’il lui semble avoir les membres rompus. Elle a passé la journée à mal dormir malgré les analgésiques et les comprimés d’aspect rugueux qu’on lui a rapportés de Belgique en cas de bad trip. Vers midi elle a pris peur, elle s’est fait vomir, peut-être a-t-elle gâché l’effet attendu ? Elle ne comprend pas pourquoi elle est une telle loque soudain, objectivement ce n’était pourtant pas si terrible. Nadia est la seule avec qui elle peut parler de tout ça, d’ailleurs elle l’avait prévenue : « Se lancer là-dedans, c’est comme pour le mariage, tu as intérêt à oublier la notion de viol où tu vas péter un câble. » Aujourd’hui elle lui dit qu’elle devrait arrêter, elle lui caresse le front d’une main fraîche. Elle lui dit que ce sont les risques du métier, à ceci près que pour ce métier elle n’est pas faite. « Mais toi, cela t’est arrivé de sentir… » Charlotte cherche ses mots, c’est important, c’est difficile, « de sentir que l’homme… te hait, de voir cela dans son regard alors qu’il est sur toi… Que, d’une certaine façon, il est en train de te tuer en te baisant, que c’est son fantasme mais que c’est toi aussi qu’il a choisie » ? Et puis elle s’en veut parce que le visage de Nadia s’est rembruni, bien sûr elle a vécu cela, pendant près d’un an après son arrivée à Paris elle s’est prostituée pour payer son loyer. C’est Nadia qui lui a parlé de dissociation entre l’esprit et le corps. « Tu devrais prendre un bain ma belle. – J’ai déjà pris deux douches depuis mon retour. – Prends un bain. – J’ai des bleus, ça me fait mal. – Ça te fera du bien. » Nadia lui passe doucement l’éponge dans le dos tandis que Charlotte sanglote. Dans son lit refait elle s’adosse aux oreillers, Nadia prépare un thé. « Pourtant j’ai essayé de dissocier, comme tu m’avais dit », lance Charlotte avec un petit rire en direction de la cuisine. Nadia revient avec un plateau, rectifie : « Sauf qu’il n’était pas question de désir dans l’équation, tu as été trop ambitieuse. » C’est une parole étonnamment consolante pour Charlotte, qui soudain ressent qu’elle a faim. L’une de ses jambes tressaute involontairement sous la couette.

mardi 8 décembre 2020

Cela plaisait aux hommes car à ce jeu ils gagnaient toujours

8 octobre

Le club-lounge du quartier de l’Étoile n’est pas un bar à champagne. C’est un lieu de standing où l’on n’entre que si l’on a acquitté une cotisation de membre, d’un montant dissuasif pour le commun. Le "vulgaire" même, disait le propriétaire, et au début Charlotte s’y est laissé prendre : elle s’imaginait vraiment que l’argent garantissait un niveau de distinction supérieur. C’était aussi l’argument par lequel on la flattait, elle n’était pas n’importe qui, elle était avant tout une personnalité de qualité et avait été repérée comme telle. Pas de recrutement ici (et pas de fiche de paye), les jeunes femmes avaient toutes été choisies par cooptation afin de perpétuer l’esprit du lieu. Et l’amie qui avait introduit Charlotte au Vestalia était digne de confiance, non ? Non, Charlotte ne faisait pas particulièrement confiance à cette fille rencontrée lors d’une soirée, qui ayant eu vent de ses besoins d’argent lui avait confié qu’elle déménageait et devait quitter un boulot lucratif, « Je pourrais te recommander pour me remplacer », avait-elle hurlé à son oreille tandis qu’elles dansaient. « Ici, nous ne demandons pas aux filles leurs mensurations, continuait le propriétaire, nous évaluons juste leur intelligence, et nous nous assurons de leur disponibilité. Nous, c’est-à-dire moi-même, lors d’un entretien en toute franchise comme celui qui se déroule en ce moment dans ce bureau ; ce qui m’intéresse, c’est votre charme, et vous n’en êtes pas dépourvue. » Charlotte s’était demandé à quel moment il allait tenter de la violer, sur le bureau un cendrier en verre. Mais elle était ressortie après une sobre poignée de mains valant accord. On lui avait avancé l’argent de l’adhésion au club – elle-même devait payer sa cotisation afin de protéger l’établissement contre toute accusation de proxénétisme – qu’elle rembourserait en deux ou trois soirées. Charlotte avait continué, c’était un bon deal. Elle avait découvert que certains hommes ne venaient que pour discuter. Ou même pour parler, comme si elle était un genre de psy, et ils la payaient pour ça. Transaction privée, de même que le planning état établi par messagerie sécurisée – le club pourrait dénier toute responsabilité. Et théoriquement elle pouvait refuser de coucher. Charlotte posait les limites, négociait des suppléments comme si c’était un jeu. Cela plaisait aux hommes, car à ce jeu ils gagnaient toujours. Mais elle aussi y gagnait, elle aussi jouait, avec son propre désir qu’elle s’efforçait d’insérer dans le cadre étroit d’une dissociation psychique. En principe. Il est trois heures du matin sur le trottoir, elle se sent bonne à jeter, son corps la blesse en tous les points où il a été malmené. Elle commande un VTC.

lundi 7 décembre 2020

Ça s'organise dans le secret des non-dits

7 octobre

Ce qu’il lui faut de manière vitale c’est se maintenir. On en est tous là, à des degrés divers, au biologique et au mental, mais elle c’est différent, tout le monde ne peut pas comprendre. Cela s’organise dans le secret de ses non-dits. Aujourd’hui elle n’a rien pris, pas même un quart de ligne, elle déjeune avec sa mère qui s’en apercevrait immédiatement – du moins qui s’apercevrait de quelque chose. Leur rituel dans un restaurant de cuisine familiale, non loin du magasin de sous-vêtements que sa mère dirige en franchise. D’entrée « Comment vas-tu ma fille ? », mais ce n’est qu’un moment à passer. L’essentiel du repas est consacré au compagnon de la mère de Charlotte, ses mensonges répétés. Charlotte a renoncé à suggérer qu’ils se séparent, elle sent qu’elle n’en a pas le droit et sait que cela ne sert à rien. Au lieu de cela elle écoute, elle acquiesce, elle dit des bouts de phrase comme « Tu as sûrement raison », « On n’en sait rien », « C’est sa logique à lui ». Elle boit de l’eau, quand sa mère a demandé un verre de vin. Au fromage, Charlotte est de nouveau sur la sellette alors elle parle d’un boulot hypothétique mentionné par le père virtuel d’un élève imaginaire à qui elle est supposée donner des cours particuliers… ce qui lui permettrait de payer un loyer normal pour l’appartement, « Ne te soucie pas de ça, lui répond sa mère, de toute façon je préfère que ce soit toi qui l’occupes plutôt que de devoir me coltiner un nouveau psychopathe ». Charlotte n’a pas connu le locataire qui l’a précédée, elle aurait été curieuse de s’en faire une opinion par elle-même, histoire de se situer. Sans l’avoir prémédité elle annonce qu’elle a commencé à trier les photos d’Antoine, et puis elle se tait, quelle idiote, sa mère va se mettre à pleurer. Mais non, la main de sa mère vient serrer la sienne sur la nappe – « J’ai toujours trouvé qu’il avait beaucoup de talent ». En sortant du restaurant, sa mère l’étreint fortement, doudoune sans manches contre tailleur, la regarde dans les yeux, lui sourit – « Prends soin de toi ». Charlotte retourne à l’appartement se coucher et dormir un peu, ce soir elle travaille.

dimanche 6 décembre 2020

Il n'y a pas de colère dans ses photos

6 octobre

Il n’y pas de colère dans ses photos, jamais. Ses photos pourraient se définir par tout ce qui en est absent. Tonio, lui, faisait de la politique. Il aimait photographier les graffs, les tags, le béton suintant, les plaques de métal plus ou moins rouillées. Et les gens donc, les gueules qu’ils avaient, plus ils étaient fracassés plus il les admirait. Il aimait photographier la ville, à hauteur de la ville, tandis que Charlotte porte son regard au-dessus. Comme quelqu’un qui suffoque ? Pourtant la ville, elle y vit depuis toujours, contrairement à Tonio qui n’y revenait que de temps en temps. Il a aussi photographié sa campagne, pas de quoi en faire une catégorie à part. Il y cherchait la même chose qu’en ville, des traces de dégradation. Ou des matières, c’était là peut-être son espace d’espérance, trouver dans une mare l’immersion, dans un arbre le chatoiement, dans un paysage ouvert le cadre qui d’une certaine façon le dénaturerait. Il aimait photographier la mousse sur les arbres et les pierres, de très près. Il préférait photographier de près, de sorte qu’on ne voie pas ce qu’on voyait. Charlotte photographie son propre appel, une échappée. Elle se défie de sa colère, elle n’a rien à raconter ; elle s’y refuse parce que si elle commençait ce serait cataclysmique. Sa vie n’est pas un roman mais une exposition, une phase annonciatrice perpétuelle, rien ne lui arrivera. Tonio c’était différent, et d’ailleurs il est mort. Elle pourrait écrire le roman de Tonio, même s’il lui faudrait beaucoup inventer. Combler les vides. Peut-être, d’ailleurs, trier les photos de Tonio a-t-il constitué une tentative d’écrire sa vie – de reconstituer ce qui pouvait l’être. Mais à quelle fin, et pour qui ? Pas pour elle, Charlotte n’en a pas besoin. Elle a juste besoin…

samedi 5 décembre 2020

Au-dessus du génie vole un drone

5 octobre

C’est une autre nuit, la suivante, les jours passent de nuit en nuit. Charlotte photographie le génie de la Bastille. Comme les autres personnes qui l’entourent, mais eux le font par désœuvrement. Ils sont plantés là, ils attendent le feu d’artifice. Elle est venue seule. Elle n’est pas comme eux. Dans la foule elle évite les regards. Au-dessus du génie vole un drone qui les filme sans doute, les gens filment le drone. Elle reprend une photo du génie en s’assurant que le drone n’y est pas. Aucune de ses photos ne pourrait rentrer dans une catégorie "mouvement" et elle ne se sert jamais de la fonction vidéo. Un jour peut-être. Tonio non plus ne filmait pas, et pourtant il jouait avec le mouvement. Le génie se tient sur un pied, l’air un peu stupide. C’est la nuit mais il y a du ciel, la dorure le fait ressortir, optiquement cela n’a pas de sens. Charlotte a testé un des buvards que Nadia lui a rapportés, à l’effigie de Bart Simpson. Des boules de feu éclosent tout autour de la colonne de la Bastille. Des fusées éclatent en gerbes tournoyantes. On entend des « oh » et des « ah » sardoniques. Le feu gagne toute la hauteur de la colonne, en fontaines aux pieds du génie. Charlotte voudrait s’émouvoir et pleurer. Les gens ont des regards secs. Ou perdus, ceux de sa génération, comme s’ils sentaient confusément qu’ils devaient se méfier et ne parvenaient à se rassurer qu’en identifiant le kitsch. Comme s’ils ne baignaient pas dedans. Ils sont grands aussi, pourtant Charlotte n’est pas petite. Ils prennent trop de place, ils ont les cheveux coupés à la tondeuse, soigneusement rasés sur la nuque, ils portent des tatouages grotesques, leurs voix sont moches, ils sont stupides, ils sont vulgaires, ils sont horribles ! D’un tel conformisme. D’une telle vulnérabilité, si pleins de peur, de défaite, de sucre. Ça y est, Charlotte pleure.