5 octobre
C’est une autre nuit, la suivante, les jours passent de nuit en nuit. Charlotte photographie le génie de la Bastille. Comme les autres personnes qui l’entourent, mais eux le font par désœuvrement. Ils sont plantés là, ils attendent le feu d’artifice. Elle est venue seule. Elle n’est pas comme eux. Dans la foule elle évite les regards. Au-dessus du génie vole un drone qui les filme sans doute, les gens filment le drone. Elle reprend une photo du génie en s’assurant que le drone n’y est pas. Aucune de ses photos ne pourrait rentrer dans une catégorie "mouvement" et elle ne se sert jamais de la fonction vidéo. Un jour peut-être. Tonio non plus ne filmait pas, et pourtant il jouait avec le mouvement. Le génie se tient sur un pied, l’air un peu stupide. C’est la nuit mais il y a du ciel, la dorure le fait ressortir, optiquement cela n’a pas de sens. Charlotte a testé un des buvards que Nadia lui a rapportés, à l’effigie de Bart Simpson. Des boules de feu éclosent tout autour de la colonne de la Bastille. Des fusées éclatent en gerbes tournoyantes. On entend des « oh » et des « ah » sardoniques. Le feu gagne toute la hauteur de la colonne, en fontaines aux pieds du génie. Charlotte voudrait s’émouvoir et pleurer. Les gens ont des regards secs. Ou perdus, ceux de sa génération, comme s’ils sentaient confusément qu’ils devaient se méfier et ne parvenaient à se rassurer qu’en identifiant le kitsch. Comme s’ils ne baignaient pas dedans. Ils sont grands aussi, pourtant Charlotte n’est pas petite. Ils prennent trop de place, ils ont les cheveux coupés à la tondeuse, soigneusement rasés sur la nuque, ils portent des tatouages grotesques, leurs voix sont moches, ils sont stupides, ils sont vulgaires, ils sont horribles ! D’un tel conformisme. D’une telle vulnérabilité, si pleins de peur, de défaite, de sucre. Ça y est, Charlotte pleure.