jeudi 26 août 2021

Rhizomiques #80

Il regarde la télévision la tête penchée, les yeux plissés sous les paupières. Une femme traite de la discrimination positive sur les marches d’un tribunal. (…) 
- Pourquoi est-ce que les Noirs parlent toujours des Noirs ? Tu n’as jamais remarqué ça ? demande mon père. (…)
- Parce que, dans ce pays, ils sont définis par leur couleur de peau et qu’ils ont dû se battre pour obtenir tous les droits élémentaires qui nous sont automatiquement accordés du fait que nous sommes nés blancs.
- Se battre pour leurs droits ? Cette femme se bat pour l’inégalité. Cette femme veut qu’un étudiant noir médiocre soit préféré à un autre étudiant brillant. Elle se bat pour leur droit à frauder. 
Ma réplique se construit promptement. Je ne manque dorénavant pas de munitions sur ce sujet, néanmoins tout mon savoir ne me sera d’aucune utilité pour gagner un combat contre mon père. Il s’accrochera à sa position, en dépit de tout bon sens ; il s’y accrochera comme si c’était sa vie et non son opinion qui était en péril. Il se montrera méchant, cassant, et tous les sentiments négatifs qu’il a pu éprouver contre moi se déverseront de sa bouche. Il faudrait beaucoup de temps pour parvenir à ce que mon père se débarrasse un jour de sa rhétorique raciste et antisémite. Cela nécessiterait une rééducation complète. Ses préjugés sont un méli-mélo de haine de soi, d’ignorance et de peur. S’il était possible de déraciner et d’examiner ces instincts, peut-être n’aurait-il pas besoin de boire autant pour fouler aux pieds la douleur qu’ils génèrent.
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 « L’usine où j’ai travaillé toutes ces années. Faudrait que tu la voies maintenant. Rien que des Mexicains. A mon époque on avait des syndicats qui s’occupaient de nous. Puis les Mexicains sont arrivés et ils ont tout pris ce qu’on s’était emmerdés à gagner.
- Je vois. Les immigrants mexicains illégaux ont envahi ton usine, ont mis les types blancs à terre, les ont conduits à la sortie, et puis ils ont dit à l’entreprise : "Hé, patron, nous, on n’a pas besoin des salaires minimum syndicaux." C’est comme ça que ça s’est passé ?
- Pas exactement.
(…)
- S’il n’y a que des travailleurs mexicains dans cette usine aujourd’hui, c’est parce que personne d’autre ne veut faire un boulot aussi dangereux pour un salaire aussi minable.
- Ouais, ils ont changé la loi. Maintenant, elle dit qu’il faut embaucher tout le monde à part les Blancs. Des filles aussi, ils ont des filles là-bas maintenant. C’est pas naturel.
(…)
- Les lois auxquelles tu penses prônent l’équité en matière d’embauche. Elles exigent des compagnies qu’elles retiennent les candidatures de gens qualifiés, c’est tout. Sans considération de race ou de genre. Pas à cause de.
- Le truc, c’est que s’il y a des filles et des Mexicains dans une usine, il n’y aura pas assez de travail pour les hommes. Voilà ce que je dis.
- Alors nous les filles, on devrait rester à la maison et laisser nos maris faire bouillir la marmite. C’est ce que tu proposes pour relancer l’économie ? (…) Merde alors. T’as devant toi une mère de famille sans boulot. Donne-moi une médaille, je fais ma part pour Dieu et le pays. »
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On est arrivé à un point où la conversation est tellement éloignée des faits, les gens se sont construit une telle idéologie autour de leur peur... qu’ils ne parviennent plus à changer d’opinion après avoir constaté les faits et les avoir pris en compte.
Si vous rejetez l’immigration, par exemple, vous essaierez toujours de vous convaincre que cette opinion n’est pas fondée sur la peur. Et donc qu’il y a réellement un problème. Si je vous donne de nouveaux faits pour vous détromper, c’est déjà trop tard : votre position est déjà fermement ancrée. Les gens se forment des croyances qui permettent de justifier ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Parce qu’il faut bien vivre avec nous-mêmes. Autrement dit, pour qu’une conversation soit possible, il faut comprendre d’où viennent les gens qui y participent.
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« Un jour je me suis mise à saigner dans la rue. J’avais du sang partout, qui coulait le long de mes jambes. C’est pour ça que j’aime bien les Noirs, parce que c’est un Noir qui a appelé une ambulance d’une cabine téléphonique. »
Chris m’a regardée d’un air un peu incrédule.
« Tu ne peux pas aimer une race entière sous prétexte qu’un de ses représentants a été gentil avec toi, a-t-il dit.
- Eh bien, je hais les Bosniaques parce que l’un d’entre eux a été odieux avec moi, ai-je répondu.
- A mon avis, tu devrais prendre des échantillons plus importants », a fait remarquer Chris.
Je savais qu’il avait raison, mais je suis comme ça.
 

Lily King (in La pluie et le beau temps)
& Barbara Kingsolver (in Des vies à découvert)
& Esther Duflo (entretien dans L’Obs du 3 mars 2020)
& Louis de Bernières (in La fille du partisan)

lundi 23 août 2021

Attentives #19

C’est par Yesenia que j’ai su que beaucoup des cadres de la Banque centrale européenne à Francfort faisaient appel à ses services hautement spécialisés et pour cela considérablement plus chers, tellement spécialisés que sa chambre à elle se trouvait tout en haut de l’immeuble, preuve du statut que lui conféraient les pratiques sadomasochistes qu’elle effectuait en virtuose et qui étaient les plus recherchées par les cadres supérieurs de la banque, celle pour laquelle la demande était la plus forte, appelée "massage prostatique", consistait à travailler avec un vibromasseur l’anus du client jusqu’à l’éjaculation, vibromasseurs de taille assez importante, selon Yesenia, et ils considéraient cette pratique comme des plus relaxantes, et après avoir payé au moins deux cents euros, ils retournaient à leur bureau manger un sandwich et à leur monde de la haute finance, ce qui m’a poussé à m’interroger sur la relation entre le "massage prostatique" et l’économie européenne, jusqu’à quel point une mauvaise décision affectant gravement les finances d’un pays comme la Grèce ou l’Espagne dépendait de ce que le responsable chargé de la prendre n’avait pas eu le temps de recevoir son "massage prostatique" à midi en raison d’une charge de travail excessive ou d’une réunion programmée à la même heure, et les femmes telles que Yesenia avaient entre leurs mains non seulement un vibromasseur mais un instrument-clé pour la politique financière, qui dépendait en grande partie de la dextérité avec laquelle elles pratiquaient le "massage prostatique", et ce savoir-faire était ignoré de la majorité des citoyens, mais non des autorités allemandes, qui si elles avaient légalisé la prostitution, n’avaient pas encore mis en place le régime fiscal correspondant à cette activité, ce qui faisait que les filles comme Yesenia ne payaient pas d’impôts et pouvaient disposer de l’intégrité de leur revenu, peut-être en reconnaissance de ce que sans leur labeur de "massage prostatique", l’économie européenne pourrait partir en vrille…

Horacio Castellanos Moya (in Moronga)