mardi 6 février 2024

Rhizomiques #174

L’homme postmoderne a beau être incroyant, rien ne peut plus l’empêcher de croire n’importe quoi.
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- Je comprends que bien des gens en sont au stade du déni.
- Bien des gens. Environ quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population.
- Lorsque quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pensaient que la Terre était plate, cela ne l’empêchait pas d’être ronde. La Terre n’avait pas besoin que les gens la croient ronde pour être ronde. Aujourd’hui, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens pique-niquent joyeusement sur une voie de chemin de fer. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un train à l’approche et qui roule sacrément vite.
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- Choisir de croire à quelque chose que personne d’autre ne croit est un acte d’autodestruction.
- Choisir de ne pas croire à quelque chose que vous savez être vrai est encore plus destructeur.
 
Camille Riquier (in Nous ne savons plus croire)
& Salman Rushdie (in Quichotte)
& Nina Allen (in Conquest)


mercredi 31 janvier 2024

Rhizomiques #173

L’équipe des Risques Environnementaux ClimaTech a investi dans un projecteur holographique portable. Elle holo-diffuse des visions de sécheresse et de fin du monde sur les murs du restaurant historique Chez Sunny. Rapidement, plusieurs clients perdent l’appétit. Cela ne fait pas rire les propriétaires.
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Rendre la vie normale. Rendre la vie normale. Rendre la vie normale. On dirait un mantra pour les fous. Rendre les choses normales semble être le but de la société moderne et c’est d’un tel ennui. Comme si tourner sur une boule au milieu d’un univers inexplicable l’était, normal. Comme si être fait de poussière d’étoile et ne pas avoir la moindre putain d’idée sur ce qui se passe après la mort ne valait pas la peine d’être discuté ! La vie est une folie. Parler en ligne avec des inconnus et vivre dans des boîtes (…). Essayer de ne pas se lever pour crier dans un train bondé : personne ne m’aime ! Rester occupé. Mourir en silence. Ne pas poser de putains de questions. S’il vous plaît. Ça vaudra mieux pour vous. Un monde où nous empoisonnons la nature et attendons le jour où elle se rebiffera et nous empoisonnera à son tour, et le fera – c’est certain – si nous continuons à planter des piques dans la planète et à lui prendre son pétrole ou à polluer son ciel ou à massacrer ses animaux, un jour elle libérera un agent pathogène capable de tous nous éradiquer. Si ce premier agent pathogène n’y parvient pas, ce sera au moins un avertissement pour nous dire de cesser d’agir de la sorte ou la prochaine fois, il nous éliminera pour de bon. C’est un gaspillage de vie humaine de ne pas tout changer, et plus encore de se laisser enfermer dans le silence jaune de la médiocrité. La planète se meurt pendant que les humains désespèrent ou nient la vérité.
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C’est donc comme ça, la fin du monde, me dis-je. Tout est dingue et pourtant les gens continuent à faire des trucs normaux.
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    Ouais. Comme si le D majuscule de Déluge appartenait au passé. Alors qu’on est tous antédiluviens actuellement.
    Personne ne l’admet, même en voyant les images de l’Australie en feu. Même quand un demi-milliard de créatures mortes – ce qui signifie 500 000 000 êtres vivants morts –, ce n’est le bilan que d’une seule province. Même quand on voit ces photos des Australiens sans aucune lumière d’été qui respirent un air chargé de poussière rouge sur une plage, sous un ciel rouge, suspendus comme des marionnettes dont personne ne peut tirer les ficelles, et un cheval alezan, ahuri et grave au milieu d’eux comme preuve de leur irréprochabilité, tandis que dans leur dos, la boule de feu s’élargit à l’horizon tel un soleil fait de beurre en train de fondre.
 
Lavanya Lakshminarayan (in Analog Virtuel)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)
& Ali Smith (in Eté)

vendredi 26 janvier 2024

Rhizomiques #172

    Impossible de reconstituer sa harangue insensée.
    La raison était celle-ci : selon lui, j’avais cessé d’être celle que j’étais, parce que je ne m’intéressais plus à la politique, je ne me moquais plus des promesses des gros bonnets, je n’allumais plus la télé pour suivre les magouilles du Portugal. Je ne me souciais plus des réfugiés pour lesquels je pleurais auparavant, ni des guerres en Syrie, ni des autres endroits en Orient et en Afrique. Je ne notais plus sur des feuilles des phrases comme celle que je lui avais montrée, la réplique d’une jeune fille qui, avec ses enfants dans les bras après les combats d’Alep, disait aux reporters : Si la mort était à vendre, je l’achèterais. C’est vrai. Je l’avais écrite avec difficulté, quelques mois auparavant, pour ne plus jamais l’oublier, et je la lui avais montrée. Et j’avais pleuré sur cette phrase sans bien comprendre l’ampleur de la tristesse qui en découlait. Mais là, je ne voulais plus souffrir inutilement, car trois mois auparavant, j’avais définitivement conclu que les événements tragiques à la télévision commençaient toujours mal et ne se finissaient jamais bien.
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Les armes nucléaires de nouvelle génération se multipliaient, commandées par des intelligences artificielles ayant le doigt sur la détente, alors que les indispensables équilibres naturels, les jet-streams et les courants océaniques, comme les insectes pollinisateurs, les barrières de coraux, les sols riches et grouillants de vie, la flore et la faune sous toutes leurs formes donnaient des signes d’épuisement ou disparaissaient. Certaines parties du monde brûlaient ou étaient recouvertes par les eaux. Or simultanément, dans la chaleur désuète du cercle familial, rendue plus rayonnante par les privations récentes, il éprouvait un bonheur que rien ne pouvait abolir, pas même l’annonce de tous les désastres menaçant le monde. C’était insensé.
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Tandis que le monde se délite, ils sont tous là à danser, avec cet amour et cette joie.
 
Lídia Jorge (in Misericordia)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)

lundi 22 janvier 2024

Rhizomiques #171

Le bruit courait que la fin de l’apartheid était en vue, que la démocratie fleurissait partout en Amérique du Sud, que la Chine s’ouvrait au reste du monde, et qu’à présent l’énorme navire impérial soviétique prenait l’eau de toutes parts. Alors qu’ils allaient quitter la cuisine, Roland conclut avec emphase qu’au début du nouveau millénaire, onze ans plus tard seulement, l’humanité aurait atteint un degré supérieur de maturité et de bonheur.
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Jerry gratte sa guitare. « Toutes les trois, quatre générations, émerge une génération de radicaux, de révolutionnaires. Nous, les amis, on est les frotteurs de lampe. On se déchaîne, on se fait tirer dessus, on se fait infiltrer, on se fait acheter. On meurt, on fait faillite, on passe à l’ennemi. Ça, c’est clair et net. Mais les génies qu’on libère, ils restent libres. Aux oreilles des jeunes, ils chuchotent ce qui était auparavant indicible : "Hé, gamins… il n’y a pas de mal à être gay." Ou : "Et si la guerre n’était pas une preuve de patriotisme, mais que c’était juste complètement crétin ?" Ou encore : "Pourquoi si peu de gens possèdent-ils tellement, putain ?" À court terme, on  a l’impression que pas grand-chose ne change. Ces gamins sont loin des leviers du pouvoir. Du moins pour l’instant. Mais à long terme ? Ces chuchotements sont les esquisses de l’avenir. »
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« Je ne suis pas en train de sauver le Nicaragua, je ne fais que ce que je supporte de faire de la vie dans ces circonstances. (…) J’ai choisi mon camp. Et je sais que nous pouvons perdre. Je n’ai jamais vu des gens tant souffrir pour un idéal. Ils en ont marre à crever de l’embargo et de la guerre. (…) Et tu sais quoi ? Ce n’est même pas ça que je prends en considération, là n’est pas le problème. Tu crois que la révolution est un grand tout ou rien. Moi, je la vois comme un matin de plus au milieu d’un champ de coton moite, à inspecter le dessous des feuilles pour voir ce qui s’est passé là, à inventer quelque chose qui n’ouvrira pas la voie à des problèmes plus graves la semaine d’après. En ce moment précis, c’est ce que je fais. (…) Voilà ce que j’ai décidé : le moins que tu puisses faire dans ta vie c’est de déterminer ce en quoi tu espères. Et le plus que tu puisses faire, c’est de vivre dans cette espérance. Non l’admirer de loin, mais vivre à plein dedans. Ce que je cherche est tellement simple que je ne peux pratiquement pas l’exprimer : l’élémentaire générosité. Assez à manger, assez d’espace pour circuler. La possibilité que les gosses puissent un jour grandir et ne soient ni les destructeurs ni les détruits. C’est à peu près tout. »
 
Ian McEwan (in Leçons)
& David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Barbara Kingsolver (in Une rivière sur la lune)

vendredi 19 janvier 2024

Rhizomiques #170

La douleur, pour ceux qui ne la ressentent pas, devient une fiction.
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Impossible d’acheter un journal sans voir sa une. « La Grande-Bretagne atteinte par un nuage radioactif ». Il avait déjà entendu dans le murmure de la radio de la cuisine quelques fragments de cette histoire d’explosion. Attendant près de la caisse que les fleurs soient emballées il se demanda comment on pouvait savoir quelque chose, ne fût-ce que dans les termes les plus vagues, et en même temps le nier, refuser de le voir, l’éviter, puis s’offrir le luxe d’un choc au moment de la révélation.
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Je suis celle qui, depuis l’adolescence, détourne les yeux ; celle qui ne regarde pas de documentaire sur la Shoah. Celle qui n’a lu que peu de livres à ce sujet. Celle qui sort de la salle pendant la projection de La Liste de Schindler, qui a eu la nausée pendant celle de La vie est belle, de Begnini, celle pour qui la romantisation de l’Holocauste est insupportable.
 
Laure Limongi (in Anomalie des zones profondes du cerveau)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Lola Lafon (in Quand tu écouteras cette chanson)

mardi 16 janvier 2024

Rhizomiques #169

Votre politique consiste à faire en sorte qu’en toute autonomie, l’individu agisse sur lui-même de telle manière qu’il reproduise en lui-même le rapport de domination technolibéral. Et l’interprète comme liberté. Sa liberté. J’appelle ça le self-serf-vice.
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La plupart des hommes, même les plus intelligents, ont peine à reconnaître la vérité, même la plus simple et la plus évidente, si cette vérité les oblige à tenir pour fausses des idées qu’ils se sont formées, peut-être à grand peine, des idées dont ils sont fiers, qu’ils ont enseignées à d’autres, et sur lesquelles ils ont fondé leur vie.
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   On est arrivé à un point où la conversation est tellement éloignée des faits, les gens s’étant construit une telle idéologie autour de leur peur qu’ils ne parviennent plus à changer d’opinion après avoir constaté les faits et les avoir pris en compte.
   Si vous rejetez l’immigration, par exemple, vous essaierez toujours de vous convaincre que cette opinion n’est pas fondée sur la peur. Et donc qu’il y a réellement un problème. Si je vous donne de nouveaux faits pour vous détromper, c’est déjà trop tard : votre position est déjà fermement ancrée. Les gens se forment des croyances qui permettent de justifier ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Parce qu’il faut bien vivre avec nous-mêmes. Autrement dit, pour qu’une conversation soit possible, il faut comprendre d’où viennent les gens qui y participent.
 
Alain Damasio (in Les furtifs)
& Léon Tolstoï (in Qu’est-ce que l’art ?)
& Esther Duflo (entretien dans L’Obs du 3 mars 2020)