lundi 8 décembre 2025

Un oreiller fend-la-foule

14 juillet
(3/n)
 
 

... Dans mon sommeil j'écrase les deux avocats et les trois bananes dont j'avais oublié que je les avais placés sous la couverture pour un effet laine de verre-frigo. Effet compote et sopalin à trois heures du matin. Cela aromatise l'habitacle, voilà qu'il est près de midi. Les amies 3 et 4 dorment encore, le festival est fini. J'erre dans la ville quelque peu hébétée. Traces de démontage dans les squares et les parcs, reliquats d'affichages. S'asseoir un moment près d'un toboggan et de deux chevaux à bascule. Finalement rejoindre cinq filles et un garçon, deux compagnies aux petits yeux, à une terrasse.

Ne reste plus que mon amie troisième, de Marseille, nous nous promenions le long de la Seine en dégustant des glaces deux boules quand elle habitait Paris ; munis de glaces deux boules nous allons nous asseoir au bord de la Saône. L'amitié s'écoule paisiblement, cassis-macadamia. Alors que les badauds commencent à s'installer en prévision du feu d'artifice nous rejoignons l'amie quatrième pour un resto du dimanche soir. Laquelle m'offre de prendre une douche chez elle et un oreiller pour mon utilitaire – je le serre contre moi, fendant la foule, tandis que les fusées éclatent.

jeudi 4 décembre 2025

Une danse saxifragique

13 juillet
(2/n)
 
Photo : Vincent Muthelet 
Droits d'auteur : Studio Griffon
 
  Je me lève à l'aube, retrouver l'amie cheminant au bord du fleuve, méditant à propos des plantes, du cosmos, de l'existence sur Terre impulsée des profondeurs via les tourbes et les racines. C'est une "aube de la création", première ébauche de spectacle, de promenade participative. On s'égaille plein champ, replanter des pissenlits ; on regarde le ciel entre nos doigts ; on empathise le temps d'une danse saxifragique. C'est délicat, joyeux, ça nous met la rosée aux yeux. La planète est peut-être foutue mais on peut encore placer sa lucidité ailleurs, en vision décentrée de nos accablements. L'amie et son compagnon musicien sont beaux, raison d'espérer non moins que de désespérer, il est ici question de choix.
    Et d'être soi. De laisser s'exprimer la danse. De venir avec son propre visage, ainsi que le proposait le poète.
    Avant midi une autre amie danse sous un loup et une fourrure, il me faut quelques secondes pour l'identifier. Je suis arrivé en retard, j'ai manqué sa prise de parole. On se reverra plus tard. Je ne manque pas le début de la déambulation de l'amie troisième et de son double dissocié. Il y est question de se taire ou non. Six cents personnes dans la rue écoutent. Puis je passe saluer l'amie quatrième, en pause de sa Radio Banane. Heureux de se revoir, à demain ! Je retourne voir danser l'amie deuxième du jour. Elle a conservé le long des bras ses tatouages du matin. Cette fois elle porte une combinaison de chantier et distribue des pensées de chien photocopiées à la hâte.
    La nuit tombe, mes jambes aussi. Je m'assieds à côté de petits vieux, parce qu'il y a de la place, non loin d'un spectacle assourdissant qui ne m'intéresse pas.
    C'est la nuit à présent. Dernier effort du dernier jour, couché sur le flanc et sur l'herbe humide, "Mes amours" en titre comme une provocation : je m'attends à ne pas sourire. Un couple se sépare par textos, une oie casse des assiettes, une mariée chante sa liberté dans une arène de feu électrique... Et tout un flux de joie possible m'envahit, qui me porte jusqu'à l'utilitaire, jusque dans mon sommeil.

mardi 2 décembre 2025

Alvéolaire

vendredi 12 juillet
(1/n)


    Ça démarre péniblement, on y va quand même ?
    Revenir en peur, sans peau, exposé à l'air libre... 
À l'air renfermé d'un coffre-fort utilitaire – l'arrière de la fourgonnette où je ne peux me tenir qu'à genoux ou couché sur le plancher. (Les sièges avant, je m'en avise bien tard, ne s'inclinent que vers l'avant et je n'ai rien apporté pour épargner mon dos qu'une couverture élimée datant d'un demi-siècle.) La lumière passe par une grille à chenil – qui ne peut s'ouvrir que depuis la cabine. Suée de peur claustrophobique. À croire que je ne pourrai jamais dormir de la nuit, alors pourquoi ne pas repartir en sens inverse, rapporter au loueur l'inutile utilitaire, retrouver le cocon de mon lit à quelques centaines de kilomètres d'ici ? Pourquoi, comment croire aux bienfaits d'une énergie de festival ?
    Je finis par m'endormir, d'un sommeil cent fois entrecoupé de douleurs osseuses et d'assauts de moustiques.
    Réveil tardif, hagard. Dehors la fête – où je m'égare, ne trouve rien. J'achète au centre commercial un tapis de sol alvéolaire, la nuit prochaine je dormirai comme un œuf. En fin de journée, quatre funambules discrètes dessinent des lignes sous le ciel.

jeudi 27 novembre 2025

Rhizomiques #231 (crustacés)

Ce n'était pas l'histoire d'amour du siècle, mais point n'en était besoin ; si vous appréciez sincèrement la compagnie d'une personne, si vous appréciez votre vie avec elle et ne voyez pas d'inconvénient à dormir avec elle, n'est-ce pas suffisant ? Avez-vous vraiment besoin d'être amoureux pour que la relation soit réelle, quel est le sens du mot réel, tant qu'il y a du respect et quelque chose qui ressemble à de l'amitié ? Elle passait plus de temps à y réfléchir quelle ne l'aurait souhaité, ce qui donnait à penser qu'il s'agissait d'une question non résolue, mais elle avait la conviction de pouvoir continuer longtemps ainsi, sans doute des années.
---
Les ronflements de Lionel étaient étonnamment puissants pour cet homme long et maigre aux manières délicates. Ils avaient le pouvoir de pénétrer le sommeil de sa femme comme une perceuse s'enfonce dans un mur de Placoplâtre. Depuis trente ans, les rêves de Camille se modifiaient pour absorber ces ronflements. Elle se retrouvait souvent dans des aéroports, ou dans des avions vrombissants. Elle était dans des trains, bercée par le vacarme rythmé des roues. Elle avait affaire à des machines à coudre, des tondeuses à gazon, des tours à moteur. Parfois les ronflements de Lionel cédaient la place à des sons mouillés, à des gargouillements, et Camille se retrouvait en chemise de nuit, pieds nus, dans des vagues écumeuses. Quelle éternité qu'une nuit, et de quelles éternités sont composés nos longs mariages !
---
Jonathan lui semblait être un homme qui croyait à une proximité toujours plus grande entre mari et femme, au partage des problèmes et au dépassement, difficile, des frictions qui menaient à une intimité toujours plus profonde et à une plus grande connaissance mutuelle. Alors que ce n'était absolument pas son cas, elle n'était tout simplement pas, et ne serait jamais, ce genre de personne. Ce décalage risquait de les rendre malheureux tous les deux parce qu'il impliquait que quelque chose d'immensément important pour chacun serait indéfiniment vécu sur le mode du manque ou de l'excès.
---
- (…) je n’arrive pas à comprendre ce que tu as découvert exactement.
- Que les gens sont ensemble… un peu par hasard, en fait. Comme deux crabes qui se croiseraient sur une immense plage pleine de crabes et l’un des deux dirait Qu’est-ce que tu en penses ? et l’autre dirait Allez. Ils se prendraient par la pince et ils clopineraient ensemble, en crabe, chacun tirant d’un côté, ça partirait un peu par-ci, un peu par-là et ça continuerait d’avancer comme ça, cahin-caha, sans véritable nécessité.
- Sans nécessité ?
- Par hasard, quoi. Je vois des individus multiplier compromis et concessions pour convenir à quelqu’un et je me dis qu’ils pourraient tout aussi bien composer avec quelqu’un d’autre, quitte à consentir d’autres types de contorsions. Je ne saurais pas faire ça. Dès lors que quelqu’un ne m’agrée pas ou inversement, je sors. L’amour n’est pas censé nous aliéner, ce n’est pas une série d’ajustements comme quand on monte une porte de placard et qu’il faut desserrer un peu ici et resserrer un peu là. Je veux être entière face à une autre qui soit tout aussi entière que moi. 

 
Emily St John Mandel (in L'hôtel de verre)
& Joyce Carol Oates (in Middle Age: a Romance)
& Richard Ford (in Rien à déclarer)
& Fanny Chiarello (in L’évaporée)


mardi 25 novembre 2025

Rhizomiques #230 (épouses)

Elle fouille dans sa mémoire pour en extraire une citation d'Albert Cohen, sur laquelle elle était tombée en lisant Le livre de ma mère. Une citation lunaire qui glorifiait l'épouse perçant avec tendresse sur la peau de son mari un bubon plein de pus, trouvant ce geste plus beau que les élans passionnels d'Anna Karénine en personne.
---
Depuis qu’un médecin de Géorgie lui avait dit que « tant qu’un homme a le cou plein, ferme et fort, sa santé sera bonne », Mme Wilson avait pris l’habitude de masser le cou du Dr Wilson tous les soirs avant le coucher, et d’y chercher boutons enflammés, grains de beauté sensibles, grosseurs, creux anormaux, etc. Jamais épouse ne fut aussi soucieuse de la santé de son mari qu’Ellen Wilson : j’espère ne pas faire un trop grand bond en avant dans mon récit en notant que, sur son lit de mort, en août 1914, Mme Wilson s’épuisa en questions anxieuses sur la santé de son mari, car la présidence des États-Unis qui reposait lourdement sur ses épaules exacerbait les nombreux maux physiques du pauvre homme.
---
Au bout de presque trente ans de mariage, Luce n’est jamais tout à fait certaine du ton de son mari, ni de la signification de ses expressions faciales. Dédain pour son esprit obtus, compassion pour sa naïveté, affection envers son grand cœur ?
Ou alors toutes ou aucune de ces options ?
---
Comment avait-elle pu devenir à ce point dépendante d'une autre personne ? La réponse, bien sûr, était d'une déprimante évidence : elle avait glissé dans la dépendance parce que c'était la solution la plus facile.

Chloé Delaume (in Ils appellent ça l'amour)
& Joyce Carol Oates (in Maudits)
& Joyce Carol Oates (in Pêcheurs entre les mains d’un dieu en colère)
& Emily St John Mandel (in L'hôtel de verre)


mercredi 19 novembre 2025

Rhizomiques #229 (apanage des riches)

Il parlait avec la douceur voire la gentillesse de qui a appris qu’un homme à la voix douce est un roi dans un pays de braillards.
---
Il m'avait dit, un jour où il était entré dans mon bureau et m'avait trouvé sans cravate :
- La cravate est un symbole – non pas le symbole du pouvoir, mais d'un souci du pouvoir. Ceux qui portent des cravates n'appartiennent pas forcément à l'élite de la société, mais ils signalent aux autres, en en portant une, qu'ils souhaitent appartenir à l'élite. Au contraire, ceux qui ne portent pas de cravate affirment vouloir se révolter contre tout ce qu'il y a de plus important, ou pire, déclarent publiquement leur indifférence.
---
Il avait le même regard que ces crétins d’hommes d’affaires assis, les jambes croisées, sur les bancs des parcs dans le centre de Houston, par les belles journées de printemps, le journal grand ouvert devant eux, à quelques centimètres de leur nez ; ces messieurs lisaient, en clignant des yeux derrière leurs verres à double foyer, les pages boursières pour s’assurer que leur petite pelote d’actions marchait bien, pendant qu’au-dessus de leurs têtes, les oies hurlaient en volant vers le nord dans un ciel d’un bleu éclatant. 
---
Ils paraissaient ordinaires, vus de près. Ordinaires mais riches, avec tout ce qui était l'apanage des riches. Une belle peau, de bonnes dents, un corps choyé par des coachs personnels et des chefs à domicile. Des vêtements aux contours parfaitement nets même  quand le tissu était souple. Ce n'étaient pas des gens beaux – même Lenk, le plus séduisant d'entre eux en théorie, avait un air renfrogné qui le rendait presque laid. Mais ils étaient riches et leur argent les avait définis avec soin et précision.

Taiye Selasi (in Le ravissement des innocents)
& Luke Rhinehart (in Le fils de l'homme-dé)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Naomi Alderman (in Le futur)

vendredi 14 novembre 2025

Rhizomiques #228 (maîtres et subalternes)

    Une présence relative, en surplomb absolu : c'était encore cela, être un homme, au siècle dernier. Un homme blanc, riche, puissant. Les autres s'étaient toujours efforcés d'apprendre à penser comme lui ; lui ne s'était jamais demandé comment pensaient les autres ; l'effort qu'ils fournissaient par nécessité, par besoin pur et simple, pour survivre auprès de lui, lui donnait l'illusion d'être universel. Son rapport au monde était celui d'un écrasement.
    Paul se souvenait de la seule fois où il l'avait croisé, l'homme n'avait pas daigné lui serrer la main (…). Ton père m'a regardé et ce qu'il a vu – c'est un métèque, dit-il à Amélia, mais pas exactement. Il n'y a pas de mots pour dire ce qu'il a vu, pas de mots que je puisse employer moi.
---
« Tout le monde sait bien que le subalterne a tendance à sublimer, c'est-à-dire intérioriser, les ordres de son maître. La domination devient intériorisée et renforce ainsi le principe même de domination. Un peu comme... euh, ceux qui sont trop faibles pour se défendre contre la réalité et n'ont donc pas d'autre choix que de s'oblitérer eux-mêmes en s'identifiant à elle. Ils s'y soumettent, acceptant tacitement l'identité de la raison et de la domination, s'obstinant à reconnaître dans la loi du plus fort la norme de toute éternité. »
---
Mais l'un des traits les plus marquants du Blanc occidental, c'est depuis toujours la conviction, fanatique et pour ainsi dire faite d'instincts, que ses idées sur le monde sont éminemment enviables et, qui plus est, que ceux qu'elles n'attirent pas ou qui, du moins, ne les les trouvent pas admirables sont des sauvages ou des ennemis.

Jakuta Alikavazovic (in L'avancée de la nuit)
& Dario Diofebi (in Paradise, Nevada)
& LeRoi Jones (in Le Peuple du Blues)