mercredi 15 mai 2024

Rhizomiques #189

Un copain à moi reprenait l’avion pour le Nouveau-Mexique en juin de l’année dernière. C’est le hippie classique qui ne porte pas de chaussures. À l’aéroport, l’employé de la compagnie aérienne lui a dit qu’on ne le laisserait pas monter dans l’avion pieds nus. Alors mon pote a regardé autour de lui, a aperçu un autre freak qui arrivait à San Francisco et lui a demandé : « Hé, mec, je pourrais t’emprunter tes sandales ? Je vais louper mon vol si je ne trouve pas des pompes immédiatement. » L’inconnu lui a dit « Bien sûr », et lui a tendu sa paire, et mon pote a pu rentrer chez lui sans encombre. Ce genre d’échange n’a été possible que pendant une très courte période, entre 66 et 67. En 65, ç’aurait été trop tôt. L’inconnu aurait dit : « Ça va pas, la tête ? Achète-toi tes propres sandales. » Et maintenant, en 1968, il est trop tard. L’inconnu dirait : « Bien sûr, prends-les. Ça fait cinq dollars, plus les taxes ».
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Parfois, on croise un punk entre deux âges, et on pense : "Il fait pitié." La seule chose qui fait plus pitié qu’un punk entre deux âges, c’est un Rasta blanc. J’en ai rencontré un une fois, et il était encore plus seul que moi.
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    C’est un vrai hippie, la petite trentaine, avec de longues boucles blondes lorsqu’il est allongé à ma droite. Mais quand il passe d’un pas traînant à la gauche de mon lit [pour regarder par la fenêtre], je remarque avec une surprise sans cesse renouvelée le trou circulaire et nacré, de la taille d’une soucoupe, tracé au rasoir au-dessus de son oreille dans sa coiffure à la Botticelli. Au milieu scintille une vis en titane dont le filetage se termine quelque part sous sa boîte crânienne, afin d’éviter que sa tête ne se disloque.
    Disons que le hippie a ses propres soucis.
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Que sont les vieux punks devenus ? (…) Les vieux punks ont réussi à rester en vie et dans leur logement à loyer modéré. Ils ne se lamentent pas sur la ville qui a changé parce qu’il n’y a que les connards prétentieux qui font ça. (…) L’essence même du punk demeure le refus de la peur, surtout vis-à-vis du temps qui passe. Pourtant, même Roberta a été un peu troublée de voir son vieux compagnon Preston, son perroquet, quitter ce monde pour le suivant (…). C’est encore punk d’être précédé dans la mort par un perroquet ?

David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Louis de Bernières (in La fille du partisan)
& Chris Kraus (in La Fabrique des salauds)
& Zadie Smith (in Les humeurs)

mercredi 8 mai 2024

Rhizomiques #188

Bon, j’étais pas cool. Je jouais pas du cornet, du saxo ni du trombone. Mais qui a envie d’être cool, comme dit la pub, c’est pas cool d’être cool : c’est d’être pas cool qui est cool putain, ça c’est vraiment cool.
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Un blouson en cuir noir est posé à l’arrière de sa chaise. Soit Alan conduit une moto, soit il pense que ça le rend cool. Dans les deux cas, il est pathétique.
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Du contenu de l’armoire émane un je-ne-sais-quoi qui lui donne envie de pleurer. La parcimonie, la rigidité, l’absence de fantaisie que suggèrent ces vêtements, l’uniformité affichée comme décontractée, comme normale  ! À la marge du cool, Franck qui s’habille à la Franck, qui devient expert en ce que Franck peut porter, s’apprenant lui-même par cœur, donnant l’apparence d’une seconde nature à ce qui a représenté des heures, des années de pratique.
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À l’adolescence, les dessins ou les photos découpés dans des magazines que je collais sur mes agendas, ou les cartes postales, les affiches que j’épinglais aux murs de ma chambre me procuraient un plaisir visuel étourdissant, mais clamaient aussi mon désir éperdu d’appartenance, de coolitude. L’une de ces affiches, alors que j’avais peut-être douze ou treize ans, représentait un verre à cocktail avec glaçons, morceaux de fruits et parasols en papier, sur fond rose flashy. Selon mes critères actuels, elle était d’un goût atroce, mais, à l’époque, elle me faisait éclater de fierté. Il me suffisait de la regarder pour avoir l’impression d’être déjà cette créature fascinante, qui semblait dotée d’un tel pouvoir dans le monde qui m’entourait : une jeune fille.

James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)
& Chris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Nina Allan (in Conquest)
& Mona Chollet (in D’images et d’eau fraîche)


samedi 4 mai 2024

A contre-saison #20

 4 novembre

"Une feuille d’arbre, répéta Barnes. Que pourrait signifier une feuille d’arbre ? Elle ne serait significative que s’il n’y avait pas d’autres feuilles autour, avec lesquelles elle risquerait d’être confondue. Elle n’aurait de sens que seule, ou singulière pour quelque raison."

Pablo de Santis (in La fille du cryptographe- (cliquer sur le nom de l'auteur)


mardi 30 avril 2024

Rhizomiques #187

C’est l’impulsion qui m’a toujours manqué, un manque d’agilité qui m’empêchait, me bloquait, quand j’étais petite, à l’école. Pendant une demi-heure on nous laissait jouer dehors. Pour la majorité des élèves c’était un laps de temps presque euphorique, mais pour moi, c’était une torture. Je détestais les hurlements, l’exaltation spontanée.
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Le pire c’était la récré. Quand on était en cours ça allait encore parce qu’il était plus ou moins normal d’être sérieux et de ne parler à personne. Mais les récrés, quelle horreur… Dès que ça sonnait ils dévalaient tous les escaliers et fonçaient dans la cour. Ils avaient hâte de redevenir eux-mêmes. Moi, je sortais en dernier. Tout était calculé. Je rangeais mes stylos un à un dans ma trousse, puis mes cahiers, puis je faisais semblant de chercher un truc sous la table… Quand les profs débordaient sur la récré j’étais ravi. Tout le monde râlait mais moi je regardais ma montre : déjà une minute de gagnée.
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Il est difficile de rester seul avec soi-même. La solitude n'est supportable que quand cet imbécile n'est pas là.
 
Jumpha Lahiri (in Où je suis)
& César Morgiewicz (in Mon pauvre lapin)

& Thomas Arfeuille

mardi 23 avril 2024

Rhizomiques #186

Il est difficile de rester seul avec soi-même. La solitude n'est supportable que quand cet imbécile n'est pas là.
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Un voisin qui donne une fête
Des gens qui rient.
Heureusement qu’ils ne m’ont pas entendu, ou alors ils sont assez intelligents pour m’ignorer.
J’aimerais pouvoir m’ignorer.
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(…) cette fausse flatterie de certains groupes de filles
est une fête pur sucre que tu dois manger
les yeux fermés tandis que tu
en avale les cuillerées
en même temps que les sourires de celles qui te flattent
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Je n’aime pas les fêtes. J’ai hérité d’une espèce d’aversion pour la mise en scène du contentement. Je suis né fatigué. Comme disait mon père, ce qui fatigue le plus, c’est ce qui n’arrive jamais.
 
Thomas Arfeuille
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Laura Kasischke (Ce que j’ai appris en troisième, in Où sont-ils maintenant)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)


mardi 16 avril 2024

Rhizomiques #185

    Je préférais quand il pleuvait et ventait. Je pouvais alors rester dans ma chambre et regarder des films sur mon lit, lire ou dormir en toute bonne conscience. Le soleil était contraignant. Quand il faisait beau, on était censé sortir, voir des amis, être gai. Rester à l’intérieur par un temps pareil semblait fou et me donnait l’impression d’être une ratée, même si mes activités étaient exactement les mêmes que d’habitude. Et même si, après tout, j’étais maîtresse de ma propre vie.
    J’étais libre de faire comme je l’entendais. Par conséquent, pourquoi avoir mauvaise conscience si je ne souhaitais pas aller me soûler en terrasse ?
    Merde alors ! Qu’ils aillent tous se faire foutre !
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    En fin de compte c’est triste à dire mais la situation actuelle m’arrange plutôt. Comme il n’y a plus de bars, ni boîtes, ni soirées, au moins je ne me sens plus coupable de ne jamais y aller. C’est la suspension officielle de tout ce que je fuis… Tout comme j’ai toujours rêvé qu’un pouvoir un peu autoritaire décrète l’interdiction de la sexualité. Ce serait génial. Je dirais à tout le monde eh non, que veux-tu, depuis l’interdiction je n’ai plus de vie sexuelle
    Bien entendu il m’arrive de penser que je ferais mieux de me mettre sur un site de rencontres, plutôt que d’attendre l’interdiction de la sexualité.
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À la terrasse d’un café, un homme m’aborde et interrompt ma lecture. Il me pose un tas de questions. Je sais maintenant qu’il joue du saxophone et qu’il habite le quartier. Il me parle comme si je n’avais rien de mieux à faire. Pourtant je lisais Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, et je pensais, à tort, qu’avec un tel titre j’étais tranquille.
 
Karl Ove Knausgaard (in L’Étoile du matin)
& César Morgiewicz (in Mon pauvre lapin)
& Mathilde Forget (in À la demande d’un tiers)

mardi 9 avril 2024

Rhizomiques #184

Le Baron détestait la foule. (…) « Parfois, on est pris au piège : on entre dans un lieu qu’on croit agréable, pour découvrir à l’intérieur qu’il est bondé, et qu’on s’y trouvera très mal. » Il soupira. « Je rêve d’une machine pour mesurer à distance la fréquentabilité d’un endroit pour une personne délicate dans mon genre. On braquerait le capteur sur la zone à étudier, et la densité s’afficherait, avec un code couleur – de vert à rouge. Ainsi n’irait-on que là où c’est vert, en s’épargnant l’énervement, le sentiment d’oppression, l’irritation des zones rouges. » Il réfléchit un instant puis ajouta : « Et comme je déteste aussi le bruit, ce densitomètre ferait sonomètre. Tout en un. »
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S’ils trouvent un moyen de cloner des animaux, après ce sera des humains – on dirait de la science-fiction mais ça va arriver. Et après ? Plus besoin d’humains ? Juste des machines pour faire tourner le monde ? (…) Des humains clonés qui occupent tous les corps de métier et qui nous disent, à nous les grands non-clonés, que nous avons mal écrit l’histoire et que nous devons maintenant être remplacés ?
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Il observa les gens agglutinés autour des tables aux contours sinueux, occupés à manger, rire, bavarder avec animation, avec leurs visages éclatants de santé et leurs corps musclés, un biotope de réussites évolutives éblouissantes, un vivier de corrections génétiques fructueuses. Il scruta les tables à la recherche de quelqu’un qui détonnerait dans le décor, quelqu’un qui ne dirait mot, perdu dans ses pensées, ou qui aurait les yeux dans le vague. Quelqu’un de trop gros, ou qui aurait des épaules osseuses, un teint blafard, des cheveux clairsemés, quelqu’un avec de la tristesse dans le regard.
 
Bernard Quiriny (in Portrait du baron d’Handrax)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)
& Ewoud Kieft (in Les Imparfaits)