lundi 4 mars 2019

4 mars


                      Tu parles ! Tu n’es personne sans ces autres que tu considères comme des prisonniers. Tu n’es rien sans quelqu’un qui te dit « tu ». Tu es un rêve mineur toujours en retard d’une inquiétude. Tu es... un chien, toujours ce chien qui deviendrait fou s’il ne trouvait plus d’arbres à renifler.
                      Binh-Dû renifle sa mémoire et parfois ça sent mauvais. Selon des conventions dénuées de pertinence : les paradis aseptisés lui donnent envie de basculer par-dessus un rebord du ciel et de chuter dans le lac d’un volcan éteint, tel un nouveau messie.
                      Il ne se souviendra pas du désastre, tout ce qui lui importera sera d’atteindre la rive, de se hisser sur la terre ferme en prenant appui sur une racine puis de s’étendre un instant sur le dos et de contempler l’envers des feuilles. Avec un peu de chance il y aura aussi des oiseaux.
                      Il s’agirait de suivre la musique la mieux en accord avec la lumière. Et d’éveiller en soi une incommensurable compassion. Alors les hélicoptères pourront bien trancher des milliers de gorges, un demi-sourire continuera de planer sur les mousses et les fougères.

dimanche 3 mars 2019

3 février


                Nous sommes de ceux qui grimpent aux lampadaires pour apprendre à voler. Nous sommes présomptueux ! Binh-Dû tente de se raccrocher aux points d’exclamation, il pressent qu’ils pourraient le mener plus loin que des lianes disposées à égale distance de suspens. Il réserve les points de suspension à ses interactions sociales ; mais là c’est parce qu’il voudrait être pris pour quelqu’un d’autre et qu’il s’en excuse. Ceux qui t’aiment ne s’y trompent pas. S’ils se trompent, c’est sur eux-mêmes, comme toi. La pensée balbutie les identités mouvantes.
                Dans l’expectative, Binh-Dû serre la main d’un homme qui ne le reconnaît pas. Il se gave de macarons artificiellement colorés. Il ne donne rien à la mendiante trop misérable (à ce stade, à quoi bon ?). Il pontifie des commentaires positifs sur la pluie et le beau temps. Il tripatouille des chiffres dans sa tête, qui ne correspondent à rien de nécessaire ; il en oublierait le code de sa carte bancaire. Il bâille, oh comme il bâille... Il se cache derrière sa main et un sourire crispé. Il se hisse encore un peu sur le lampadaire, dans le but d'allonger la durée de sa chute – libre ?

samedi 2 mars 2019

2 mars


                          Une personne réelle est entrée au domicile de Binh-Dû, examiner ses papiers. On pourrait en faire toute une histoire (et pour commencer, n’en pas dormir la veille). On pourrait décrire l’homme, supérieur en taille, en poids et en barbe, ses lunettes, on pourrait qualifier ses lunettes d’inquisitrices afin de souligner le déplaisir occasionné par sa visite. À ce point, il conviendrait de décrire Binh-Dû lui-même, sa situation, son contexte. (Quelle transgression ! Il faudrait dès lors inventer un autre Binh-Dû.) Puis ajouter les nuances non paranoïaques du réel.
                          Est-ce cela que tu veux raconter ? Oui toi, la chambre d’échos. Ou, une fois encore, préférerais-tu t’allonger sur le sable d’une île paradisiaque ? Binh-Dû s’est peut-être trompé de planète puisqu’ici tout semble porter à la conquête. Ou au dévoilement des mystères, ce qui n’est guère mieux. Ils veulent posséder plutôt que jouir, ils n'ont qu'une toute petite idée de la jouissance. Qui ça ? Binh-Dû se serait contenté d’une existence d’arbre ou d’animal préhensible ou d’acteur pornographique. Il se serait contenté de respirer. Mais nous n’y sommes pas prêts.

vendredi 1 mars 2019

1er mars


                Les banquises fondent et les larmes coulent sur les joues de Binh-Dû. Autant profiter du vent glacé puisque l’enfer nous est promis. Les larmes au moins ne sont pas un divertissement, elles ne sont pas inépuisables non plus. Tu imagines qu’on soit heureux ? Tu imagines qu’on ne soit plus qu’un petit tas de poussière sèche ? Hé, toujours le mot pour rire !
                Les œufs pèsent dans l’estomac. (Hé, tu imagines être redevenu calcaire et qu’une poule te picore ?) Il se pourrait que l’histoire de ta vie t’apparaisse vaine et que tu doives choisir entre continuer à te la raconter et en vivre une autre. C’est toute ta philosophie du choix que tu ferais bien de reconsidérer, oui ! Et pour cela ouvrir porte et fenêtre ?
                Ils viendraient de loin, du pôle nord ou de l’équateur, ils seraient par définition des exilés. Ils apporteraient avec eux toute leur enfance, et encore un bout d’avenir. Ils auraient des patronymes qu’on pourrait mettre en case sur deux lignes, pas comme les chiens qui n’en nécessitent qu’une. On leur aurait donné des numéros, comme aux chiens.
                Mais surtout, ils auraient des choses à raconter ! Oh, pas nécessairement des histoires de voyage. Ni des tragédies. Ni des nostalgies. Ni du sexe, ni des espérances, ni des intentions. Mais ce qui les aurait traversés, et qui serait composé de tout cela et de plus encore. On se prendrait à les croire. On imaginerait les connaître, telles des personnes réelles.

jeudi 28 février 2019

28 février


                La course de lenteur rivalise avec la lutte contre l’impatience. Que de disciplines inventées pour que l’esprit se plie au corps ! Trois femmes se sont proposées pour peigner la chevelure d’Alma. C’est inutile, a-t-elle d’abord secoué la tête, depuis le temps qu’elle ne s’est pas regardée dans un miroir. Au début de son périple elle avait coupé court ses cheveux, il lui faut bien admettre la présence de nœuds apparus depuis. Les trois peignes ont été façonnés dans une carapace de tortue. Tandis que cela résiste et tire sur son crâne, Alma imagine que sa chevelure à vue d’œil s’allonge.

                Ils ne vont pas rester éternellement ici. Ils ignorent si l’île se situe sur une route maritime autre que celle des courants qui les y ont portés. Ils doutent de la réalité de l’espace où ils se trouvent, ainsi que de la possibilité d’un avenir. Corpus pourrait s’en accommoder, il ne craint pas la solitude, il peine à se souvenir si Alma et lui étaient amants, dans leur vie d’avant. Mais Alma n’oublie rien. Elle garde vivace à l’esprit les raisons qui les ont amenés à fuir. À ses pieds, une quatrième tortue étire sa tête chauve, effrayante, monstrueuse. Se tenir prêt est une attente indéfiniment réitérée.