mardi 22 octobre 2019

22 janvier


        La neige peut bien tomber la nuit si la nuit tes volets sont fermés et si le matin tu dors quand la neige fond… Tu peux te croire en été.
        Tu peux persister à vouloir t’en sortir tout seul – après tout ce ne sont que de l’eau, des souvenirs ou des biais de perception.
        Non merci, tout va bien, ne vous dérangez pas pour moi, hier je ne dis pas mais aujourd’hui ce n’est plus un problème, vraiment !
        Tu peux continuer à mentir aux autres en te mentant à toi-même et dans le même temps supplier secrètement que l’on t’aide.
        Il se peut que tu confondes encore aider et aimer, aimer et protéger, protéger et tromper, tromper et jouir, jouir et voler.
         Mais un beau jour aboutira le chemin de traverse, ce faux raccourci de solitude où tu te seras égaré. Et ce sera terrible.

lundi 21 octobre 2019

21 janvier


        Serais-tu un oiseau à la rouge gorge, habitué aux promeneurs ? La terre est gelée mais le soleil la pétrit, comme il réchauffe la peau de ton visage – tu n’es pas un oiseau. Tu n’es pas le chien qui aboie éperdument. Tu n’es pas le cheval noir, affolé, qui barre le chemin étroit. Tu essaies de parler à celui-ci, Calme, calme, tout va bien, au lieu d’accepter qu’en cet instant précis – tu es l’incarnation de sa peur. Alors il te faut renoncer. Admettre qu’il est de plus en plus tard, redescendre la colline avant d’en avoir atteint le sommet. Quelle indignité ! protestes-tu.
        Comme si tu étais sujet aux accès de colère, mais cela tu ne l’es pas non plus. Tes vieilles terreurs ont été domestiquées, et même tes peurs de la veille n’aboutissent qu’à te mettre à genoux sur le rebord du gouffre. Tu trembles, tu butes sur les mots, ta pensée connaît des ratés. Tu crois ne pas pouvoir parce que tu crois n’avoir pas le droit. Auparavant tu courais plus vite que le découragement, mais tu n’es pas un chat échaudé. Tu ne files pas te dissimuler aux regards. Qui es-tu ? Tu es l’insoupçonné. Tu es le promeneur, tu es l’innocent. Et un jour peut-être tu le sauras.

samedi 19 octobre 2019

Attentives #6

Pour atteindre à pied les champs qui bordaient la ville, il fallait une bonne quinzaine de minutes, et pendant ce déplacement, aucun de nous deux jamais ne parlait. Une fois rejoint notre terrain de décollage, l’un de nous s’installait à la manœuvre, cordes rêches entre poings bien serrés au bout desquels l’autre, à sept ou huit mètres, tenait bras tendus le cerf-volant au-dessus de sa tête. Puis il fallait courir, courir les bras toujours levés jusqu’à sentir une résistance dans la toile, courir et hop, lancer ! Avec un plaisir inépuisable, nous regardions notre cerf-volant s’élever dans les airs dans un battement inquiétant, flapflapflap, comme le souffle de l’effort qu’il devait fournir pour s’appuyer de sa voilure de plastique sur ce vent capricieux, puis prendre de la hauteur, encore plus de hauteur, jusqu’à se stabiliser, planer, paisible. C’était alors au pilote d’entrer en action, tirant sur les cordes, à droite, à gauche, il pouvait déplacer à volonté l’objet volant, de droite, de gauche, parfois même réussir à lui faire faire un looping s’il faisait preuve d’assez de réflexe. Mais il arrivait qu’au cours des ces acrobaties le cerf-volant, horreur, décrochât, attention, tire, tire, fonçant tête la première vers le sol dans lequel son museau venait violemment se planter. Merde ! Il nous fallait un temps de réaction avant de foncer à sa rescousse, médusés, car cette fois-ci c’en était fini, c’était sûr, notre plus merveilleux jouet serait cassé définitivement ? Non, c’est bon ; il avait résisté, miracle, et de l’allégresse qui m’inondait alors, je portais encore le souvenir, un frisson dans le dos. Je dus rouvrir les yeux.

Céline Curiol (Les vieux ne pleurent jamais)

jeudi 17 octobre 2019

Hybrides #23

J’ai évoqué le jour où – je devais avoir huit ans – j’étais rentrée de l’école complètement retournée parce que dans la cour de récréation des amies s’étaient moquées de mes cheveux bouclés, alors que les cheveux raides étaient à la mode. Elles m’avaient traitée de sorcière. Maman m’avait prise par la main et conduite à la salle de bains où elle m’avait fait asseoir devant le miroir.
- Dis-moi ce que tu vois, avait-elle dit.
Je n’avais pas voulu regarder.
Elle m’avait pris le menton dans sa main pour le lever.
- Dis-moi ce que tu vois.
J’avais regardé le miroir et elle avait poursuivi :
- Moi, je vois une belle petite fille aux yeux verts. Et je veux que tu restes ici jusqu’à ce que tu la voies aussi.
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J’ai été une adolescente tourmentée. J’étais plus grande que toutes mes amies et beaucoup beaucoup plus maigre. En plus je n’ai jamais eu un joli visage. Je continue à trouver que j’ai un visage bizarre, un trop grand nez, des pommettes excessivement larges, mais maintenant je sais comment utiliser cette étrangeté en ma faveur. A l’époque, je pleurais. Je détestais mon visage. Je détestais mes cheveux. Je les ai lissés jusqu’à l’âge de vingt ans. Un jour j’en ai eu assez et j’ai décidé de les laisser pousser naturellement. Aujourd’hui les gens me remarquent parce que je suis grande, mais surtout à cause de mes cheveux, de mon nez arrogant, de mes pommettes. (…) Je peins mes ongles de bleu, de vert, de couleurs criardes, pour que l’on ne remarque pas uniquement mes cheveux. Mais les gens remarquent mes cheveux plutôt que mes mains. Tous les jours j’entends des compliments sur mes cheveux. J’entends aussi des insultes, il y a des imbéciles partout.

Terry Tempest Williams (Refuge)
& José Eduardo Agualusa (La société des rêveurs involontaires)




mardi 15 octobre 2019

Hybrides #22

Les gens sont attachés à leurs sentiments de culpabilité qui leur permettent de conserver une illusion de pouvoir (« j’ai commis une faute, mais j’aurais pu faire autrement »).
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Ivanov est le type même du séducteur. (…) Quand il se dit coupable, il n’est pas du tout en train d’assumer une culpabilité, au contraire. Quand il dit qu’il est coupable, en fait il s’exempte de la culpabilité. Et il se met au centre de l’action. Il le dit parce qu’il n’éprouve aucune culpabilité. (…) « Je suis coupable » est la phrase parfaite, automatique et vide de l’irresponsable ; c’est son alibi, son excuse. (…) C’est la phrase qui définit celui qui a une compréhension extérieure, intellectuelle de la culpabilité. Ce qu’il nous dit, c’est : « Je ne peux rien faire ; je suis condamné à être un monstre ; cela fait partie de ma nature, que je ne peux contrarier. » (…) Pour lui, ses actes sont irrétractables. Et sais-tu pourquoi ? Parce qu’il n’accorde aucune réalité à l’autre. Le monde entier se résume à lui seul, soit dans ses passions nouvelles, soit dans le dégoût qui vient après, toujours. C’est comme s’il n’y avait pas d’extériorité, tu vois ? C’est lui, et lui seulement. À un moment ou à un autre, rien n’a plus d’intérêt, c’est évident. Aucun être ne peut supporter autant de soi-même, à moins qu’il ne soit vraiment limité. Et, a priori, il n’est pas bête.
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Je dus admettre que, pour les gens bêtes, la bêtise était divertissante. J'étais maintenant debout tout près de la vitre et combattais mon abattement. Apparemment, la vie était ainsi faite que les découvertes de ce calibre devaient se payer par une mélancolie privée.

Alice Miller (L'enfant sous terreur)
& Bernardo Carvalho (Sympathie pour le démon)
& Wilhelm Genazino (Un appartement, une femme, un roman)


dimanche 13 octobre 2019

Hybrides #21

   Dieu crée l’homme, Ish, à son image. Il en fabrique une version masculine et une version féminine. Comment ? D’abord, avec la poussière du sol il forme Ish, à qui il insuffle le souffle vital dans les narines. Puis il tire Isha’h, la femme, de la matière masculine déjà formée, matière qui n’est plus brute mais vivante, et qu’il prend du flanc d’Ish, en refermant sa chair aussitôt. Le résultat, c’est qu’Ish peut dire : à l’instar de tout ce qui a été créé, cette chose n’est pas autre que moi, c’est la chair de ma chair, les os de mes os. Dieu l’a engendrée à partir de moi. Il m’a fécondé avec le souffle vital et il l’a extraite de mon corps.  Moi je suis Ish et elle, c’est Isha’h. Dans ce mot surtout, dans ce mot qui la nomme, elle dérive de moi, qui suis à l’image de l’esprit divin, et qui porte à l’intérieur de moi son Verbe. Elle est donc un pur suffixe appliqué à ma racine verbale, elle peut uniquement s’exprimer dans mon mot à moi. (…)
   Ève ne peut pas, ne sait pas et n’a pas la matière pour être Ève en-dehors d’Adam. Son mal et son bien sont le mal et le bien d’après Adam. Ève, c’est Adam femme. Et l’opération divine a tellement bien réussi qu’elle-même, en son for intérieur, ne sait pas ce qu’elle est ; elle a des traits fragiles, ne possède pas de langue à elle, n’a pas d’esprit ni de logique propres, et elle se déforme comme un rien.
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Quand il me fait l’amour, il est gauche, tendre, hésitant – il a peur de me faire mal ou de m’écraser. Et il est vrai que son poids considérable me coupe le souffle au point que je crains parfois d’avoir une côte cassée. Ses coups de boutoir sauvages me font frissonner de douleur, ce qu’il interprète autrement. Je ne laisse jamais transparaître le plus léger inconfort parce que je pense uniquement à lui. Et à mon besoin d’aimer, et d’être aimée. (…) Je sais d’instinct que je ne dois pas le blesser. Que je ne dois pas m’autoriser la moindre nuance de reproche ou de critique vis-à-vis de son travail – jamais. Jamais je ne saperai sa confiance en lui-même en tant qu’homme, en tant qu’artiste ou en matière sexuelle. (…) Car seul l’amour qu’il ressent pour moi peut valider celui que je ressens pour lui, si puissant que j’en reste toute faible, le souffle court.

Elena Ferrante (Celle qui fuit et celle qui reste)
& Joyce Carol Oates (Le petit paradis)