lundi 18 novembre 2019

18 février


Franchement ce n’est plus possible. Tant de mesquinerie, de prétention et de médiocrité, ce monde confit dont vous entretenez l’élitisme, ce n’est plus tolérable. Vous vous croyez si intelligents… Si supérieurs… Si bien mis, si au fait des codes de votre bonne société, si spirituels dans vos réparties, si transgressifs (avec un petit frisson)… Vous maîtrisez avec style le passage du cynisme éclairé à l’indignation vertueuse, vos proclamations ont force de vérité intransigeante – car si l’on ne pense pas comme vous alors c’est qu’on pense mal. Et puis vous retournez à votre fauteuil, vous commandez au petit personnel un thé et des macarons. Ou une boisson d’homme. Ou vous prenez appui de l’épaule, négligemment, sur un chambranle, dans un appartement parisien aux moulures rénovées par les ouvriers de papa. Ou vous allez fumer un petit joint avec d’autres barbus sur le balcon – « Cette fille, l’amie de Stéphanie, elle a un de ces culs, tu ne trouves pas ? » Vous justifiez vos tromperies par la routine, l’ennui, le jeu. Vous abusez de votre pouvoir comme s’il n’était pas une donnée pertinente. Vous êtes fiers de vous affirmer dénués d’illusions (bien sûr vous avez tout compris de la vie et de la nature humaine). Vous avez des points de vue avérés sur les thèmes qui retiennent l’attention de votre génération, bien que les opinions que vous défendez puissent sans dommage intégrer des opinions contradictoires : vous pourriez défendre le contraire de ce que vous dites, quelle importance ? Vous appréciez les belles choses, et les personnes qui ont « de la classe » ; il va de soi que votre génération n’inclut pas les pauvres, les ratés, les victimes, les imbéciles, bref tous ceux que vos familles exploitent avec constance depuis la deuxième révolution industrielle. Vous ne détestez rien tant que l’idée de révolution. Vous croyez être un peu artistes puisque vous aimez la beauté. Les gens aujourd’hui n’ont plus aucune culture, c’est affligeant… Déplorez-vous dans un concert de hochements de tête. Vous vous sentez investis d’une mission : perpétrer l’excellence, le bon goût, le raffinement, une certaine manière d’être au monde. Vous vous targuez parfois d’irrévérence, telle une qualité très audacieuse qui ferait de vous une personne moderne, à l’aise dans tous les milieux, créative, positive, désirable. Si vous méprisez (intérieurement) vos proches, c’est qu’ils ne vous méritent pas. Ou qu’ils ne vous ont pas compris. La vie c’est comme ça, professez-vous, chacun agit selon ses intérêts. Cela vous convient parfaitement...
Allez au diable !

dimanche 17 novembre 2019

17 février


           Au programme, donc, la naïveté. L’oubli de ce que fut l’air du temps l’année précédente, et les années d’avant. Les souvenirs des premiers temps, c’est seulement dans les derniers temps qu’ils ressurgiront, comme intacts. En attendant, ils ne nous servent pas à grand-chose – nous avons mieux à faire. Nous avons à respirer un parfum de saison.
           Mais croirez-vous vraiment que nous sommes en automne, un dix-sept du mois ? Croirez-vous que nous connaissons l’actualité de ces jours-là (du moins celle dont un citoyen français moyennement impliqué est supposément informé) ? Croirez-vous que nous réagissons en ce mois de novembre-ci, dont le caractère automnal tombe sous le sens ?
           Les oiseaux chantent à qui mieux mieux l’espoir d’un futur. Le soleil, pour la première fois depuis longtemps réchauffe nos visages. Les parfums doux des arbres hésitent, sur le seuil. Binh-Dû desserre l’écharpe autour de son cou. Le meilleur est à venir, qu’on voudrait suspendre. L’éternelle jeunesse. Le meilleur d’une connaissance cyclique.

samedi 16 novembre 2019

16 février


« Je suis un menteur patenté », admet le président, ses mains posées bien à plat sur la table. Pourquoi nous dit-il cela ? Il nous regarde avec des yeux de poisson comme si l’on venait de lui expliquer qu’il y a des millions de créatures dotées d’un semblant d’intelligence derrière la caméra. Il fait d’immenses efforts pour se mettre à leur niveau. Mais il n’est pas très doué, s’agace son conseiller en communication, Je lui avais dit de faire simple, d’où sort ce « patenté » ? Et pas tenté de quoi, au fait ? De dire la vérité ? De proférer des mensonges ? Que comprendre d’un menteur de métier quand il vous dit qu’il ment ? Le président a une idée derrière la tête, c’est sûr. Il cherche à obtenir quelque chose de nous, ce qu’il nous a déjà pris ne lui suffit pas. Peut-être veut-il posséder ce fameux sens de l’empathie dont il a entendu parler, dont il ne comprend pas bien la teneur. C’est en rapport avec les émotions, a-t-il deviné, oui mais, précisément, ça sert à quoi ?

Tu es conscient que tous les regards se sont tournés vers toi. Certains visages sont emplis de commisération, d’une sympathie apitoyée, d’un réconfort désolé, les filles surtout te sourient. Tu voudrais disparaître, devenir invisible. Ils croient savoir qui tu es et toi seul pourrais les détromper, c’est-à-dire que si tu étais à leur place tu pourrais dire Ce n’est pas ça ! Mais à ta place tu te tais, car qui tu es, tu ne le sais pas mieux qu’eux. Tu sais qui tu n’es pas – tu n’es pas celui qu’ils croient que tu es. Mais si tu n’y étais pas acculé, tu ne te poserais pas ce genre de questions, tu te contenterais d’exister le plus discrètement possible. D’attendre, t’est-il encore possible d’attendre que la situation évolue d’elle-même, que la tension retombe ? Tu relèves la tête, non, ils n’ont pas bougé, ils sont tous là, et ce sont eux qui attendent quelque chose de toi. Tu n’essaies même pas de te racler la gorge, mais un pas en avant, oui ? Puis un second. La foule s’écarte, tu t’enfuis, irrésolu.

vendredi 15 novembre 2019

15 février


           Au matin, un père Noël de la taille d’un gros nain planqué dans l’alcôve manque te faire chuter de l’escalier. Tu ne l’avais pas vu en montant te coucher. Les cadeaux sont collés à sa hotte, il tend les mains pour supplier ou pour étrangler, ses yeux sont fous. Un couteau attend à côté d’un citron tranché. Les petites voitures aimantées sont en travers du circuit, l’une pend au bout d’une grue. Par la fenêtre embuée de la salle de bains, un ballon de foot crevé recueille l’eau qui fuit du climatiseur. Si tu ouvres, tu respireras une forte odeur de poisson.
           Non loin il fait bon au soleil, à parler de danse et de l’attache du système maxillaire au rachis, en attendant l’ouverture de la salle. Le squelette n’a pas de tête, mais une exceptionnelle détente musculaire. Cinq-cent-vingt-cinq paires de baguettes chinoises jonchent le sol pour un festin de poussière ou comme les éléments d’une noblesse encore à édifier, un habit de bambou carillonne. À un moment de la journée tu auras conscience d’avoir la bouche ouverte et les yeux fermés tandis que grinceront les ressorts du train. Au bout du quai, l’amour.

jeudi 14 novembre 2019

14 février


           T’es où ? demande la mère. T’es à la maison ou t’es pas à la maison ? Tu vas manger où ? D’accord, mais tu es à quel endroit, là ? Comment ? J’ai pas compris. Ah, d’accord. Donc tu vas rentrer manger à la maison ? Et tu rentres à la maison à quelle heure ?
           Le petit, il est sorti, informe la mère. Bon, je t’appelle parce qu’il rentrera pas. Parce que ce matin, je lui ai donné de l’argent. Ben, il l’a pris pour manger. Je lui ai dit, il m’a dit que non. Il va rentrer mais pas tout de suite. Et toi, t’es où ? Tu rentres à quelle heure ?
           Sur le champ plat, un tas de terre noire amassée formant surgeon cicatriciel côtoie un tas de fumier blanc cassé – telle une atténuation de responsabilité. Les gens dans le train font du bruit en dépliant le papier d’aluminium comme s’ils n’avaient pas peur.
           Quand tu étais petit tu aimais la campagne aux champs plats. Tu aimais patauger dans l’eau irisée par les rejets d’égout. Tu aimais les cow-boys, les courses de voitures et les matchs de foot. De quelle innocence es-tu nostalgique ?
           Une adolescente échange des regards furtifs entre les sièges. Si ce n’est de l’amour, qu’est-ce ? Tu cherches une tension dans le paysage, qui fasse image. La vie était intéressante parce qu’elle était neuve. La vie est intéressante quand elle reste vive.