vendredi 15 mai 2020

Vivaces #24 (Hybrides #41 - suite)

Pendant qu'il agit dans la réalité, il se souvient de rêves qu'il n'a jamais faits, comme s'il les avait faits, à la vitesse des rêves, car maintenant il rêve en même temps qu'il vit. Même en répétant, je ne sais pas si j'ai compris. Il continue à agir dans la réalité mais en voyant des choses qui se produisent dans les rêves, il croit se souvenir de rêves passés mais ce sont des rêves qu'il n'a jamais faits et dont il ne peut pas se souvenir, simplement parce que, comme il finit par le comprendre, il rêve à ce moment même, dans le présent, au moment où il croit se souvenir de ces rêves.
Bernardo Carvalho (in Reproduction)
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On est fait pour les choses dont on rêve.
Robert Walser (in Les enfants Tanner)

mardi 12 mai 2020

Hybrides #41

Il n’y a aucune différence entre le rêve et le passé ; entre le souvenir réel et un souvenir imaginaire.
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Un souvenir, tranchant comme un éclat de verre : son père qui rentre à la maison un soir d’été. Les plis de son visage sont remplis de sel, que le soleil a cuit en croûte dense tout au long de la journée qu’il a passée sur l’eau, et ses jambes gravissent lentement l’allée – raides et lourdes, vidées. Pourtant, quand il lève les yeux et la voit en train d’attendre derrière la balustrade de la terrasse, son pas s’allonge, son genou monte plus haut et la croûte de sel de son visage se fissure à mesure que son sourire s’agrandit. Leurs regards se croisent, et le sourire plein de dents reste en place (…), que la journée ait été bonne ou mauvaise, jusqu’à ce que la main balafrée plonge dans ses bouclettes cuivrées et en fasse un écheveau de nœuds. Bien qu’il n’y ait jamais grand-chose d’autre (…) ça n’avait pas d’importance, parce que ça lui suffisait toujours : le sourire qui faisait craqueler le sel.

Henri Jeanson (in Un revenant)
Robbie Arnott (in Flammes)

vendredi 8 mai 2020

Vivaces #23


Je comprends aujourd’hui seulement la cigarette et le verre de rhum du condamné. Je ne concevais pas qu’il acceptât cette misère. Et cependant il y prend beaucoup de plaisir. On imagine cet homme courageux s’il sourit. Mais il sourit de boire son rhum. On ne sait pas qu’il a changé de perspective et qu’il a fait, de cette dernière heure, une vie humaine.
Antoine de Saint-Exupéry (in Terre des hommes)
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Les gens vivent vraiment (...) les années où ils réussissent à faire ce pour quoi ils sont nés. Là, alors, ils sont heureux. Le reste du temps, c'est du temps qu'ils passent à attendre ou à se souvenir.
Alessandro Baricco (in Cette histoire-là)


mercredi 6 mai 2020

Interlude #7

Entre béton et bitume
Pour pousser je me débats
Mais mes branches volent bas

lundi 4 mai 2020

Vivaces #22

J’ai toujours fait des petits boulots, ce qui signifie que chaque année à l’approche du mois d’avril, comme un lièvre en cage je ne tiens plus en place ; j’ai envie de disparaître dans les bois, de partir en canoë, ou d’aller loin en voiture avec Deb ou Julie – le genre d’évasion qu’on ne peut pas se permettre avec une semaine de congés par an, payés ou non. Alors, quand arrive le mois de mai, je dis à mes employeurs ce que je pense : que leurs usines, leurs scieries et leurs entreprises de bâtiment sont la lie de la terre, et qu’ils traitent leurs ouvriers comme de la merde, après quoi je prends la porte et traverse le parking jusqu’à mon pick-up pour aller chercher ma femme et ma fille, rouler avec elles jusqu’à un bel endroit – un lac ou une prairie – et me sentir, au moins pendant quelques semaines, libre.

Robin MacArthur (in Maggie dans les arbres)
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Si chacun vivait conformément à la peur des autres, tous les hommes resteraient plantés comme des arbres.

Harry Martinson (in La société des vagabonds)

jeudi 30 avril 2020

qu'aurais-tu fait à sa place ?


30 avril

Qu’aurais-tu fait à sa place ? Déjà, te serais-tu rendu à la convocation ? Mettons. À la réceptionniste tu aurais décliné ton identité, le nom du "référent" en charge de ton dossier, sur le registre tu aurais coché une case, signé. On t’aurait dire d’attendre. Là, tu aurais fait comme lui, plutôt que de t’asseoir misérablement sur une chaise et de feuilleter des prospectus citoyens tu aurais passé la porte-fenêtre pour sentir le soleil sur ta peau dans la cour intérieure du bâtiment. On serait venu te chercher, on t’aurait prié de t’asseoir dans un minuscule bureau, l’ordinateur entre toi et ton référent. Il aurait parcouru à voix haute ton dernier "contrat d’engagements réciproques". Aurais-tu commencé à soupirer ? On t’aurait demandé un "bilan des actions réalisées", la définition de nouveaux objectifs (verbes à l’infinitif s’il vous plaît), au bout d’une heure de formulations par défaut tu aurais été invité à signer les engagements réactualisés… Mais aurais-tu tenu une heure ? Qu’aurais-tu fait ? Te serais-tu peu à peu tassé sur ta chaise, te serais-tu répandu en sarcasmes, aurais-tu renversé la table et claqué la porte ? Aurais-tu clamé Je vous emmerde ! Je suis un homme libre ! Je ne rentrerai pas dans vos cases ! On t’aurait radié. Tu serais reparti dans ta montagne, à faire des économies sur tout, à bidouiller à droite à gauche, à te bousiller le dos pour quelques billets donnés de la main à la main. Le soir tu aurais continué à écrire des poésies sur l’amour et l’insoumission. Peut-être serais-tu devenu un modèle pour le citadin pauvre, lui-même au bout de sa longe ou de sa corde de pendu – allocataire.