jeudi 16 décembre 2021

Rhizomiques #85

Comme l’a dit Churchill, ajoutai-je, l’histoire n’est qu’une succession de fichues affaires.
Était-ce Churchill ? demanda Zafar.
N’est-il pas d’usage, quand on ne connaît pas l’auteur d’une citation, de l’attribuer automatiquement à Churchill ?
Je croyais que c’était Edna St. Vincent Millay.
L’usage est d’attribuer automatiquement la citation à Edna St. Vincent Mullay ? demandai-je à Zafar.
Non. Millay a dit : Ce n’est pas vrai que la vie est une succession de foutues affaires ; c’est une foutue affaire sempiternelle.
Voilà qui est plus intéressant, répondis-je.
Mais je suppose que tu as raison. En fait, comme Churchill lui-même l’a dit, la fausse attribution des épigrammes est l’amie des lettres et l’ennemie de l’histoire.
Il a dit ça ?
Non, répondit Zafar.
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« J’ai parfois l’impression que la vie est une succession sans fin d’au revoir, ai-je dit il y a quelque temps à ma fille.
- C’est drôle, a-t-elle rétorqué, l’air sincèrement surprise ; moi, j’ai plutôt l’impression que c’est une succession de bonjours. »
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Un des aspects les plus vertigineux d’une vie, c’est la somme de ses déplacements. Tout ce qu’une personne a pu voir, ressentir de par le vaste monde, ou même dans son pâté de maisons, si elle ne l’a jamais quitté. La mort efface ce diagramme d’un coup sec. Le savoir qui se transmet du vivant de quelqu’un est très peu de choses en regard du savoir qui se perd à sa disparition. (…) Je parle d’une infinité de petites intuitions, de petites constatations qu’on ne formule pas, qu’on n’associe pas, qu’on ne pousse pas à leur terme, qu’on mélange, qu’on oublie, qui nous traversent sans qu’on les connaisse mais déposent toutes quelque chose dans notre cerveau. Ce qu’on héberge sans en avoir idée. Ce qu’on sait sans le savoir. Ces fruits de l’expérience ou de l’imagination que leur forme inachevée rend méconnaissables et impossibles à inventorier. Tout ce qui s’entasse en nous à l’état de minerai brut mais affleure de temps en temps dans nos pensées avec des couleurs et des propriétés étonnantes. (…) C’est ce for intérieur, ou l’ensemble des fors intérieurs de toutes les générations humaines cousus ensemble qui raconteraient le mieux qui nous sommes.
 
Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Joyce Maynard (in Et devant moi, le monde)
& Emmanuel Guibert (in Mike)

mercredi 15 décembre 2021

Rhizomiques #84

A quelques kilomètres de là, trois hommes étaient morts écrasés la nuit précédente par un camion qui avait quitté la route et zigzagué sur le bas-côté. Le conducteur s’était peut-être endormi. A la télé, on disait que les sans-logis de l’été avaient pris l’habitude de dormir sur les bords des routes à grande circulation, ayant découvert que les gaz d’échappement au diesel des camions et des autobus constituaient un répulsif efficace contre les moustiques et les protégeaient de l’épidémie de dengue qui avait déjà tué plusieurs centaines de personnes dans la ville. 
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Le docteur songeait : tout ce fantastique effort - machines géantes, réseaux d'autoroutes, mines, tapis roulants, pipe-lines, silos, voies ferrées et trains électriques, centrales électriques de cent millions de dollars, dizaines de milliers de miles de lignes à haute tension et de pylônes, destruction de paysages, de pâturages, de maisons, de lieux sacrés et de cimetières indiens, empoisonnement du dernier réservoir d'air pur des États-Unis, assèchement de ressources en eau potable précieuse - tout ce travail éreintant, ces dépenses épuisantes et ces écœurantes insultes à la terre, au ciel et à l'homme, pourquoi ? Tout ça pourquoi ? Mais pour éclairer les futurs immeubles des banlieues de Phoenix, pour alimenter l'air conditionné de San Diego et de Los Angeles, pour illuminer les centres commerciaux et les parkings à deux heures du matin, pour alimenter en énergie les raffineries d'aluminium, les usines de magnésium, les fabriques de vinyle-chloride, les fonderies de cuivre, pour faire briller les tubes de néon qui justifient (pauvre justification) Las Vegas, Albuquerque, Tucson, Salt Lake City, les métropoles amalgamées de la Californie du Sud, pour maintenir en vie cette gloire putréfiée et phosphorescente (de là toute gloire s'en est allée) appelée Centre-Ville, Vie Nocturne, Wonderville, USA.
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Si vous traversez l’enfer, surtout continuez d’avancer.
 
Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Edward Abbey (in Le gang de la clé à molette)
& Winston Churchill

 

jeudi 9 décembre 2021

Les justes et les infortunés

(36/36)

Et ainsi tu les quitterais, ils n’ont pas besoin de toi.

Youssef s’en irait, de voiture en voiture, par de petites routes. D’autres exilés, aux histoires insondables de souffrance et de courage, arriveraient.

Rémi monterait son nouveau groupe à moins qu’il ne renonce, Céline se dirigerait vers la réforme du bac avec plus ou moins d’enthousiasme (plutôt moins), elle continuerait à courir et à danser et à penser. Ensemble ils avanceraient dans leur existence commune, l’histoire de leur amour en pays privilégié, les doutes, les assurances, les désirs, et le monde tournerait comme depuis des millénaires, sur son même axe incliné.

Tu sais à peu près vers quoi ils se dirigent, à quoi ressemblera ce début d’automne 2020, tu sais ce que fut le printemps précédent. Les saisons antérieures tu les as aussi en mémoire, quand on éborgnait les manifestants dans les rues de France, les week-ends. Tout un contexte dont on ne peut s’abstraire, quand bien même Céline et Rémi habiteraient dans un recoin géographique. Déjà l’Afrique venait à eux, en une dramatique tectonique.

Ils reçoivent parfois des nouvelles, bonnes ou mauvaises, des remerciements improbables – If you go to Khartoum, come visit my uncle, his home your home! La gratitude est un point de vue secondaire, pas une motivation.

Ils sont nombreux. Les justes et les infortunés. Il fait froid, il pleut. Dehors, toujours, on tremble.

mercredi 8 décembre 2021

Mais où va-t-on, de ce pas-là ?

(35/n)

Mais où vas-tu, de ce pas-là ? En ce pays-là, cette saison, entre un passé pas si lointain et une actualité étouffante – cette mi-octobre 2020 en France où un acte monstrueux aura déclenché des réactions monstrueuses, tout cela en germe depuis longtemps, très longtemps, peut-on avoir une vision claire du moment où s’ouvrit la boîte de Pandore ? Y a-t-il une boîte ou est-ce simplement le déroulement prévisible de l’expérience humaine depuis sa première origine, y en a-t-il une seule ? Où vas-tu, est-ce que tu t’écartes ou est-ce que tu te rapproches ? Dans quel mouvement te situes-tu vis-à-vis de Céline et Rémi – quels que soient leurs véritables prénoms, et à compter seulement qu’ils aient une existence ? Et Youssef, que prévois-tu d’en faire ?

Aurais-tu le droit seulement de l’inventer ? Céline parle sans doute avec plus de passion de tel ou tel philosophe dont elle se sent proche. Ses Terminale L lui ont demandé, un jour qu’elle tentait de clarifier le concept de l’impératif catégorique, si Kant était son philosophe préféré. Elle a nié en riant, et de fait ils s’étaient trompé (elle n’a pas l’âme assez mathématique). Son philosophe préféré n’est pas une marque d’originalité, elle essaie de ne pas avoir non plus de classe préférée (ou d’élèves à qui elle aimerait proposer d’aller courir avec elle un jour). Un élève de Terminale S lui a demandé ce qu’il fallait apprendre par cœur. Les élèves de Terminale ES voulaient savoir quel était le plus important des philosophes. Elle aimerait être leur prof préférée.

mardi 7 décembre 2021

Dystopique il y a peu encore

(34/n)

[octobre 2020]

Tu as rêvé que tu étais dans une gare, pressé de te rendre quelque part, tu sortais du train et prenais conscience que tu n’avais pas de masque. (Comme cette simple phrase aurait paru dystopique il y a peu encore… Et ce rêve, d’emblée étrange alors que non, rien de plus quotidien, tu sors du train, dans la gare tout le monde est masqué.) Il y a foule et tu es inquiet, tu plaques un pull sorti de ton sac sur ton nez. Tu guettes aussi la présence des policiers qu’il te faut éviter. Arrivé à un guichet, tu demandes si on peut te fournir un masque, tu as oublié le tien… L’homme te regarde avec réprobation (ce froncement de sourcils que tu interprètes) et te tend sans un mot un stylo.

Alors bien sûr, écrire est une solution. Il n’en reste pas beaucoup. On te dit de faire attention tout de même, vu le climat fasciste qui se répand sur le pays. Céline et Rémi pourraient être mis en garde à vue et condamnés. Peut-être Youssef comprend-il davantage qu’il n’en laisse croire mais à juste titre il se méfie. Vaut-il mieux qu’on l’inscrive sur une liste ? Ou qu’il saute dans un wagon la nuit qui partirait vers le nord, puis l’ouest, vers l’île promise... Les deux ne sont pas incompatibles, raisonne Rémi. Céline a pensé à inviter Youssef à sortir courir avec elle, avant de se traiter d’idiote (son bol d'air, papiers en règle dans la banane). Elle y va seule. Elle respire le plus amplement possible.