J'écris sur le réel. Comme disait Lacan : "Le réel, c'est ce qui ne va pas". Et ce qui ne va pas est complexe.
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Depuis
deux mois, sa conscience ne tolère plus aucune faille, ne sait plus où se
mettre, ni dans quelle position, aussi mal à l’aise qu’un corps qui cherche le
sommeil sur des pavés. Janice se sent obscène quand elle se réveille dans son
lit confortable et chaud. Obscène quand elle dessine. Quand elle ne dessine
pas. Quand elle mange. Quand elle se lave. Quand elle s’habille. Quand elle
monte sur son vélo et qu’il l’emmène ailleurs. (…) Quand elle dépense de l’argent
pour son bien-être. Quand elle n’a qu’à ouvrir un placard pour y trouver ce qu’il
lui faut.
Janice
considère avoir en commun avec Rita de ne pas entrer dans la case cubique qui
lui est réservée. Certes Rita rêve d’en avoir une où se ranger à l’abri du
vent, des abrutis de tarés de malades mentaux, de la gale et des araignées,
tandis que Janice rêve de dynamiter celle qui lui a été attribuée, certes Rita
aspire à ce que Janice abhorre, mais de fait elles sont toutes deux des
fantômes dans la ville, immobiles au coin des rues, le regard fixe et une
révélation au bord de la conscience. Les vrais adultes ne vivent pas cela, les
citoyens équilibrés, bien intégrés, n’ont pas ces occupations. Les citoyens
ordinaires ne se rendent pas malades à l’idée que d’autres êtres humains
doivent subir la pluie, les citoyens ordinaires ne pleurent pas en mettant le
chauffage.
Plus
aucun de ses comportements n’est intelligible à ceux qui l’entourent. (…) La
semaine dernière, au cours d’une fête, elle s’est illustrée par son taux record
d’alcoolémie et la virulence de ses propos, invectivant des hôtes généreux, qui
avaient ouvert quelques-unes de leurs meilleures bouteilles pour lui faire
plaisir, comme s’ils avaient inventé le système qui broie les faibles – et comme
si elle-même se tenait à l’écart de ce système. Sa bouche était pleine des
aberrations qu’elle observe sans parvenir à leur trouver une formulation assez
percutante ; son impuissance à dénoncer la vérité en termes sans appel la
rendait outrancière. Elle vociféra in fine que la propriété privée était une obscénité,
feignant d’oublier le prêt de vingt-cinq ans qu’elle honore pour occuper une
maisonnette à quelques mètres d’un grand ensemble au dernier stade du
délabrement et que, ce faisant, elle participe à la gentrification du quartier
populaire où elle a élu domicile, à un processus qui ne cesse de pousser les
pauvres un peu plus à la périphérie, dans des logements insalubres où ils n’ont
plus qu’à croupir sans recours.
Gérard Mordillat
& Fanny Chiarello (La
vie effaçant toutes choses)