jeudi 1 août 2019

Hybrides #13

J'écris sur le réel. Comme disait Lacan : "Le réel, c'est ce qui ne va pas". Et ce qui ne va pas est complexe.

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     Depuis deux mois, sa conscience ne tolère plus aucune faille, ne sait plus où se mettre, ni dans quelle position, aussi mal à l’aise qu’un corps qui cherche le sommeil sur des pavés. Janice se sent obscène quand elle se réveille dans son lit confortable et chaud. Obscène quand elle dessine. Quand elle ne dessine pas. Quand elle mange. Quand elle se lave. Quand elle s’habille. Quand elle monte sur son vélo et qu’il l’emmène ailleurs. (…) Quand elle dépense de l’argent pour son bien-être. Quand elle n’a qu’à ouvrir un placard pour y trouver ce qu’il lui faut.
     Janice considère avoir en commun avec Rita de ne pas entrer dans la case cubique qui lui est réservée. Certes Rita rêve d’en avoir une où se ranger à l’abri du vent, des abrutis de tarés de malades mentaux, de la gale et des araignées, tandis que Janice rêve de dynamiter celle qui lui a été attribuée, certes Rita aspire à ce que Janice abhorre, mais de fait elles sont toutes deux des fantômes dans la ville, immobiles au coin des rues, le regard fixe et une révélation au bord de la conscience. Les vrais adultes ne vivent pas cela, les citoyens équilibrés, bien intégrés, n’ont pas ces occupations. Les citoyens ordinaires ne se rendent pas malades à l’idée que d’autres êtres humains doivent subir la pluie, les citoyens ordinaires ne pleurent pas en mettant le chauffage.
     Plus aucun de ses comportements n’est intelligible à ceux qui l’entourent. (…) La semaine dernière, au cours d’une fête, elle s’est illustrée par son taux record d’alcoolémie et la virulence de ses propos, invectivant des hôtes généreux, qui avaient ouvert quelques-unes de leurs meilleures bouteilles pour lui faire plaisir, comme s’ils avaient inventé le système qui broie les faibles – et comme si elle-même se tenait à l’écart de ce système. Sa bouche était pleine des aberrations qu’elle observe sans parvenir à leur trouver une formulation assez percutante ; son impuissance à dénoncer la vérité en termes sans appel la rendait outrancière. Elle vociféra in fine que la propriété privée était une obscénité, feignant d’oublier le prêt de vingt-cinq ans qu’elle honore pour occuper une maisonnette à quelques mètres d’un grand ensemble au dernier stade du délabrement et que, ce faisant, elle participe à la gentrification du quartier populaire où elle a élu domicile, à un processus qui ne cesse de pousser les pauvres un peu plus à la périphérie, dans des logements insalubres où ils n’ont plus qu’à croupir sans recours.

Gérard Mordillat
& Fanny Chiarello (La vie effaçant toutes choses)