Je
m’approche de lui. Sa main serre mon bras juste au-dessus du coude et m’attire
vers le kalo. Et à l’instant où mon front entre en contact avec les feuilles,
je sens.
(…)
Aux endroits où je touche les feuilles et les tiges, je sens un millier de voix
qui psalmodient. Oui. Je serre les tiges dans mes mains, j’enfouis mon visage à
côté de celui d’Augie. Les psalmodies et les chants. Je connais cette langue
même si c’est la première fois que je l’entends de cette façon, c’est une
langue de vertus et de cycles, qui donne et qui prend, c’est l’aloha dans sa
forme la plus brute. L’amour pur. Le chant prend de l’ampleur, comme dans les
grandes assemblées quand les conversations individuelles se fondent en
brouhaha, et ainsi ce que je touche est au-delà des voix, au-delà du chant,
c’est le bourdonnement de l’énergie et il gagne tout ce qui nous entoure :
le kalo dans le champ, je sens sa verdure et sa faim de soleil, son corps qui
fléchit et s’arrime au sol humide, et je sens qu’il boit les langues d’eau qui
parviennent à lui depuis les poissons, et je sens les poissons, les trilles et
les battements de leur queue, l’alternance constante des muscles de leurs corps
qui danse à travers l’eau, et puis je sens la boue autour du réservoir et plus
loin dans l’herbe, et tout cela grandit et se nourrit du soleil, de la chaleur,
de la pluie. Tout cela se réverbère et finit par faire presque trop, trop pour
un seul esprit.
Kawai Strong Washburn (in Au temps des requins et des sauveurs)