mercredi 14 février 2024

Rhizomiques #176

(Y avait-il qui que ce soit pour y croire ? Qu’était donc le Paradis, exactement ? L’enfant connaissait l‘Enfer parce qu’il avait vu dans certains livres du bureau de son grand-père des gravures de l’Enfer des plus terrifiantes et particulièrement convaincantes ; mais les illustrations du Paradis, plus rares, l’étaient selon lui beaucoup moins.)
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    Les quatre femmes lisaient ce qu’elles-mêmes ou quelqu’un d’autre avait écrit pour elles, et en nous regardant, assis en face du piano, ceux qui étaient aussi bien proches que loin, elles concluaient au son de la musique de vent et d’eau, jouée par les doigts agiles de M. Peralta, que nous devrions vivre notre vie comme ça, avec une patience et un amour infinis envers Dieu, en aimant toujours, en ayant toujours confiance, en croyant que Dieu nous réservait de grandes richesses pour la fin, comme c’était arrivé à Job. Qu’on souffre avec patience, le Diable défie Dieu de faire un pari sur la vie de chacun de nous. Qu’on réfléchisse à ça, disait le récit des veuves. Voulait-on, par la conduite de nos vies, donner raison au Démon ? Voulait-on que l’ennemi remporte le pari qui nous était échu ? Patience, beaucoup de patience. Si ce n’était pas dans cette vie, ce serait dans l’autre que nous aurions la récompense nécessaire. Et moi, à ce moment-là, je n’ai pas été sensée et je me suis mise à rire. C’était plus fort que moi.
(…)
    Je leur ai donc dit que le récit de Job était très bien, que je trouvais parfait que le martyr ait été récompensé aussi généreusement, mais si le récit résolvait le problème de Job, il n’expliquait pas pourquoi il y avait de la souffrance dans le monde sans aucune justification, ni pourquoi tant de personnes souffrantes mouraient sans récompense.
    Dona Mariline a expliqué : « Celui qui est patient et qui remet sa douleur à Dieu, s’il n’est pas récompensé dans cette vie le sera dans l’autre.
» J’ai alors répondu que le récit était mal terminé, parce que Job, pour servir d’exemple complet, pour se rapprocher de nous tous, aurait dû être récompensé seulement dans l’autre vie, et non pas dans celle-ci. Et j’ai dit plus, j’ai dévisagé les veuves et je leur ai assuré que moi, tout comme Job, ce que je voulais c’était parler directement à Dieu, et lui demander pourquoi il permettait à Satan de parier sur les êtres humains. De quel droit, sur notre tête, si fragile, si naïve, si proche du crâne des pauvres animaux irrationnels, Dieu se permet-Il de parier sur chacun de nous ? Par hasard nous sommes fils de Dieu ou seulement esclaves de l’amour que nous Lui devons ? ai-je demandé, affrontant les huit yeux qui me scrutaient, très étonnés. L’une d’elle, pas la meneuse, a dit : « Mes bras ont la chair de poule parce que vous dites des hérésies. »
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La foi est insultante pour Dieu. Elle lui signifie clairement que sa Création est imparfaite et que l’on accepte de se la fader toute une vie seulement parce qu’il est entendu que ce sera mieux et enfin satisfaisant après.
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    Gudrùn m’a demandé de lui lire quelque chose.
- Que veux-tu que je te lise ? ai-je demandé.
- Juste le passage où tu es arrivé.
    J’en étais au Livre de Job donc j’ai lu ce qui est dit de Job, l’intègre et le juste, le pieux et consciencieux, qui a été enchaîné et torturé par les cordes de la souffrance.
- Merci, dit-elle tout bas, et il m’a semblé percevoir un tremblement dans sa voix.
    Puis je l’entendis murmurer : Je le savais, tout en secouant les oreillers entre nous avant de me tourner le dos. J’ai regardé sa belle épaule arrondie sous la chemise de nuit. Si j’en avais été au Cantique des cantiques et que j’avais lu tes seins sont comme le raisin, je serais peut-être encore un homme marié.
 
Joyce Carol Oates (in Les maigres bêtes de la nuit)
& Lídia Jorge (in Misericordia)
& Éric Chevillard (extrait de L’autofictif du 4/02/24)
& Audur Ava Ólafsdóttir (in Ōr)