mardi 16 septembre 2025

Bleu apocalypse

mardi 5 septembre
(9/n)

    Le lendemain, les porcs continuent de rogner la montagne. Le soleil tape dans un ciel bleu d’apocalypse. Je ne vois aucune marmotte. Je monte jusqu’à un cirque minéral d’où je n’envisage pas de me hisser plus haut, à travers le pierrier – pour découvrir au sommet une vue dégagée sur les stations de ski ? La tête me lance, peut-être par manque d’acclimatation à l’altitude, peut-être par tristesse. Les indications de sentiers portées sur ma carte de 1976 paraissent fantaisistes.
    Je croise des vieux. L’un d’eux m’informe que le chemin du pré Machin est barré suite aux éboulements, comme si je ne savais pas lire, comme si j’allais au pré Machin. Un couple me demande de les prendre en photo, en contre-plongée puis en plongée. À une femme peu assurée dans un passage rocailleux je prodigue une leçon de bâton-pied – comme si elle avait besoin des conseils d’un connard condescendant. Un randonneur harassé me raconte que sa descente du pierrier s’apparentait à une "punition".
    Dans le village, il y a des jeunes qui boivent des coups aux terrasses. Ils portent des vêtements confortables et stylés. Je les regarde d’un air mauvais en allant remplir ma gourde à la fontaine. Ma solitude est une évidence démographique. "Et la jeunesse est un état d’esprit. – C’est ça, tu es dans ma tête, tu es dans mes jambes ?" Je reçois un texto d’une amie qui m’apprend la naissance de sa fille. Cette nouvelle-née contemplerait l’ex-petite fille du fauteuil cassé comme celle-ci une contemporaine du milieu du XIXème siècle. 

jeudi 11 septembre 2025

Tous les chanteurs ont vieilli

lundi 4 septembre
(8/n)

    Le camping désert de la veille, au matin est fermé, barré d’une chaîne à l’entrée. J’ai fait la fermeture, de même que la veille j’ai raté le coche (deux fois). Je suis décidément très décisif (repensant au fauteuil cassé). Mais on peut toujours se faufiler dans les sanitaires ; on pourra confier le fauteuil à un rempailleur.
 
 
    Je roule des heures, ce n’est pas très intéressant. Il fait chaud.
    J’écoute de vieilles chansons sur l’autoradio tandis que je me dirige vers la Haute-Savoie. De nouveau l’impression que le monde se dérobe. Tous les chanteurs ont vieilli – ceux qui ne sont pas morts. Et l’époque où fredonner avec insouciance a disparu. Fini de rêver des "guirlandes qui pendent du toit" avec Francis Cabrel ou de Bahia avec Véronique Sanson. Même Clara Luciani me met les larmes aux yeux : c’était le temps – insouciant ?! – du second déconfinement.
    Les montagnes sont si hautes que le village est déjà à moitié dans l’ombre de la nuit à venir. Je marche en éclaireur sur le chemin où je m’élancerai demain. Au bout d’une heure je découvre une souille enclose, dévastée, où fouissent et se grattent contre les parois de leur auge une vingtaine de porcs noirs.
    Je repense à ma nuée de corbeaux du premier jour.

lundi 8 septembre 2025

en lacets dans la forêt

dimanche 3 septembre
(7/n)

    C’est reparti. Pour une petite semaine, histoire de remonter du Sud. C’est reparti mais ça vasouille. L’avant-veille, j’ai brisé sous mon poids menu le fauteuil où une petite fille de quatre ans avait appris à lire, dans les bras de sa grand-mère, au siècle précédent. J’y repense et cela me serre le cœur – « Ce n’est pas grave, ça devait arriver », dit-elle.
    C’est reparti mais c’est un faux départ, je ne trouve pas le sentier qui aurait dû m’élever dans la montagne et me retrouve à longer une départementale sous le cagnard. Plutôt que de m’obstiner je reprends tout du point zéro, mais le territoire persiste à contester ma carte de 1987, année où la petite fille devenue grande caracolait sur les crêtes.
    Je rencontre une marmotte, ainsi que des oiseaux colorés qui ne descendent plus dans les villes. Sur les hauts plateaux je pourrais rester longtemps, mais déjà le soleil s’incline au fond des vallées. Il est temps de boucler la boucle, la journée de marche a été plus longue que prévu. (J’ignore encore qu’elle se révélera marathonienne.)
    Je descends en lacets dans la forêt pendant des heures, plus que je n’ai grimpé, infiniment, cela n’a pas de sens, jusqu’à quel abîme ? La nuit tombe. Une pancarte m’indique que je suis à 600 mètres du Coche, à 7 km du patelin où est garée la voiture, une heure et quart plus loin une pancarte m’indique que je suis à 7 km de la voiture et du Coche…
    Qu’ai-je loupé ? L’obscurité est totale à présent sous le couvert des arbres (heureusement j’ai rejoint une route bitumée). J’entends un chien, j’aperçois des lumières fugaces, puis plus rien, je descends, je descends. Tâtonnant du pied pour ne pas quitter le bitume, cherchant une trouée de luminosité dans l’écartement des frondaisons.
    (Trêve de suspense, au final je retrouve la voiture. Puis un camping municipal désert où me doucher, et si la minuterie me replonge dans l’obscurité ce n’est plus un problème. Je me couche avant que le soleil ne s’y oppose.) À la petite fille qui a vieilli, j’ai offert un roman intitulé Purge. Je bois des litres d’eau. Et voilà donc, je suis reparti.