mardi 30 septembre 2025

Rhizomiques #218 (le néant et le goudron)

    Un jour, alors que nous traversions la steppe de Mohylew où fumaient encore à l'horizon les villages incendiés que la forêt envahirait vite, le roi me demanda ce qu'était la nature. En accord avec mes convictions, je lui répondis qu'elle était tout ce qui nous entourait, à l'exception de ce qui était humain ; autrement dit, nous et nos créations. Le roi cligna des yeux comme s'il se livrait à une expérience visuelle, et j'ignore ce qu'il vit, mais il déclara :
    Un vaste néant, donc.
    Je pense que c'est ce que voient les pupilles des êtres élevés à la cour, habitués qu'ils sont à regarder les entrelacs des tissus vénitiens, les circonvolutions des tapis turcs ou les motifs complexes des carrelages et des mosaïques. Quand leur regard est confronté à la complexité de la nature, ils n'y perçoivent que le chaos d'un vaste néant.
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    Dès qu'il en avait eu les moyens, il avait fait recouvrir le sol autour de la maison d'un manteau granuleux aussi redoutable que du papier de verre, impraticable pour les serpents – nous pouvions y marcher pieds nus, mais le moindre trébuchement nous arrachait la peau.
    Modifier son environnement était l'une des passions de Jacques. Il avait fait goudronner à ses frais le chemin qui reliait les maisons du quartier à la route principale. (…) Je pense que s'il était allé vivre sur la Lune ou sur Mars, il aurait trouvé le moyen de s'y faire construire une piscine – avec une voûte transparente pour profiter de la vue.
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    Le Verbe fait chair, cette naïve histoire des commencements raconte surtout comment l'homme a faufilé son corps vulnérable et inadapté dans les neiges épaisses et les forêts d'épines. Il s'est emmitouflé dans sa parole. Il a parlé, parlé, parlé, il ne s'est jamais tu.
    Il a su manier la phrase-épieu, la phrase-lasso.
    Du mot silex, il a fait jaillir le mot feu.
    Sa chair trop tendre, sa chair transie s'est faite verbe, c'est-à-dire plus exactement sujet. Il est devenu le personnage principal du récit qu'il écrivait. (…)
    Voici l'homme, soudain, avec ses mots, avec ses idées, avec ses inventions, tout ce baratin performatif : il assèche ou inonde, lève des terres ou les tasse, il sème ou il déboise. Rien en l'état ne lui convient jamais. Le monde ne s'ajuste pas à son rêve, mais la notice de son taille-haie est traduite dans toutes les langues. Il va pouvoir le transformer à sa convenance.

Olga Tokarczuk (in Histoires bizarroïdes)
& Florence Seyvos (in Un perdant magnifique)
& Éric Chevillard (in L'Arche Titanic)

jeudi 25 septembre 2025

Ce qui se dérobe

jeudi 7 septembre
(10/10)

 
 
    Toujours, dans la solitude de la marche, préférer le silence. Se ressourcer à l’effort. Et ainsi atteindre la beauté. Où finir. C’est un dernier jour. Le bout du bout de la vallée, une randonnée pour initiés. Un paradis, découvert une quinzaine d’années plus tôt. Cela n’aura plus de sens que je poursuive mes vacances après ce jour, je reprendrai la route vers ma chambre, mes écrans, la ville. Mais encore une fois, dans ce lieu magique se rendre, se dissoudre, s’exténuer de joie brute. Commencer par grimper le long de la cascade ; découvrir les cirques verdoyants puis lunaires en enfilade ; poursuivre jusqu’au premier col au-delà duquel s’ouvre une immense vallée ; descendre vers le lac, remonter jusqu’au second col ; y retrouver les bouquetins dans le jour finissant ; plonger enfin dans la lente et sinueuse descente qui ramène au bas de la cascade. 
    Ce serait une conclusion idéale. Et l’on y croit, la plus grande partie de la journée. Cela encore subsiste. Sauf que… Sitôt franchi le second col, à la place des bouquetins stationnent deux bulldozers. Le refuge se modernise pour accueillir les touristes du moindre effort qui descendront d’un tout nouveau téléphérique. La montagne a été dynamitée pour adapter ses pentes aux "loisirs naturels". Il y aura bientôt des panneaux avec des dessins de marmottes, de bouquetins et de gypaètes barbus – pour expliquer que la région investit dans la protection de l'environnement ; des poubelles portant des pictogrammes rigolos ; des QR codes à flasher. Non, ce n’est pas moi, c’est le monde qui se dérobe. Qui nous est dérobé. Je suis l’un des derniers Indiens, que l’on refoule. Je redescends. Dans mon téléphone, un message de la préfecture m’enjoint de justifier de mon identité.


mardi 23 septembre 2025

"Tout doux"

mercredi 6 septembre
(9/10) 



    J’ai changé de vallée, dans celle d’à côté l’herbe est plus verte. J’y grimpe trois tours Eiffel, en préparation de la journée d’après où j’en gravirai quatre. Le soleil tape impitoyablement sur ma tête casquettée et sur mes mollets nus. Une dizaine de pies  m’encouragent, en bas de l’ascension, tandis que plus haut, sur un plateau d’altitude, se fait entendre le vol noir des corbeaux – quand les hélicos de la station de ski n’assourdissent pas la plaine.
    Alors que je me demande si je hais davantage la balafre de l’altiport qui m’obsède l’œil gauche à dix kilomètres de distance ou le pylône de mon œil droit qui dépasse la ligne de crête côté italien, l'arrivée d’un troupeau de moutons m'attendrit. Ils sont jolis, je m’apprête à faire une photo. Surgissent un patou et trois labradors, gueules écumantes, je m’éloigne, un chien aboyant sur mes mollets. Tout doux, protesté-je à reculons, mes bâtons de marche en défense. 
    Je ne vais pas les bouffer, tes moutons ! Ce pastoralisme agressif ne vaut guère mieux que la souille psychotique d'une porcherie. Si tu avais eu le temps de prendre une brebis en photo, sa voisine aurait pissé sur tes chaussures et tu aurais voué aux gémonies la race ovine. "C’est le genre humain qui me débecte, et j’admets des exceptions." Mais elle était belle, quand même, cette ballade ? Je ne sais pas trop. Oui, probablement, abstractions faites.
    C’était beau d’entendre le son d’ailes d’oiseaux brassant l’air. Dans ce ciel terrible, bleu délavé, qui forme couvercle caniculaire. "Ça manque de nuages", ai-je dit la veille à un  vieux qui marchait plus vite que moi dans la descente, et puis : "Ça ne manque pas d’orages". Voulant plutôt dire que les orages ne nous manquent pas. Le vieux du matin, privé de son pré Machin, avait fait preuve d'une obéissance navrante – "Le chemin est interdit". On ferait tous mieux de se taire.

mardi 16 septembre 2025

Bleu apocalypse

mardi 5 septembre
(9/n)

    Le lendemain, les porcs continuent de rogner la montagne. Le soleil tape dans un ciel bleu d’apocalypse. Je ne vois aucune marmotte. Je monte jusqu’à un cirque minéral d’où je n’envisage pas de me hisser plus haut, à travers le pierrier – pour découvrir au sommet une vue dégagée sur les stations de ski ? La tête me lance, peut-être par manque d’acclimatation à l’altitude, peut-être par tristesse. Les indications de sentiers portées sur ma carte de 1976 paraissent fantaisistes.
    Je croise des vieux. L’un d’eux m’informe que le chemin du pré Machin est barré suite aux éboulements, comme si je ne savais pas lire, comme si j’allais au pré Machin. Un couple me demande de les prendre en photo, en contre-plongée puis en plongée. À une femme peu assurée dans un passage rocailleux je prodigue une leçon de bâton-pied – comme si elle avait besoin des conseils d’un connard condescendant. Un randonneur harassé me raconte que sa descente du pierrier s’apparentait à une "punition".
    Dans le village, il y a des jeunes qui boivent des coups aux terrasses. Ils portent des vêtements confortables et stylés. Je les regarde d’un air mauvais en allant remplir ma gourde à la fontaine. Ma solitude est une évidence démographique. "Et la jeunesse est un état d’esprit. – C’est ça, tu es dans ma tête, tu es dans mes jambes ?" Je reçois un texto d’une amie qui m’apprend la naissance de sa fille. Cette nouvelle-née contemplerait l’ex-petite fille du fauteuil cassé comme celle-ci une contemporaine du milieu du XIXème siècle. 

jeudi 11 septembre 2025

Tous les chanteurs ont vieilli

lundi 4 septembre
(8/n)

    Le camping désert de la veille, au matin est fermé, barré d’une chaîne à l’entrée. J’ai fait la fermeture, de même que la veille j’ai raté le coche (deux fois). Je suis décidément très décisif (repensant au fauteuil cassé). Mais on peut toujours se faufiler dans les sanitaires ; on pourra confier le fauteuil à un rempailleur.
 
 
    Je roule des heures, ce n’est pas très intéressant. Il fait chaud.
    J’écoute de vieilles chansons sur l’autoradio tandis que je me dirige vers la Haute-Savoie. De nouveau l’impression que le monde se dérobe. Tous les chanteurs ont vieilli – ceux qui ne sont pas morts. Et l’époque où fredonner avec insouciance a disparu. Fini de rêver des "guirlandes qui pendent du toit" avec Francis Cabrel ou de Bahia avec Véronique Sanson. Même Clara Luciani me met les larmes aux yeux : c’était le temps – insouciant ?! – du second déconfinement.
    Les montagnes sont si hautes que le village est déjà à moitié dans l’ombre de la nuit à venir. Je marche en éclaireur sur le chemin où je m’élancerai demain. Au bout d’une heure je découvre une souille enclose, dévastée, où fouissent et se grattent contre les parois de leur auge une vingtaine de porcs noirs.
    Je repense à ma nuée de corbeaux du premier jour.

lundi 8 septembre 2025

en lacets dans la forêt

dimanche 3 septembre
(7/n)

    C’est reparti. Pour une petite semaine, histoire de remonter du Sud. C’est reparti mais ça vasouille. L’avant-veille, j’ai brisé sous mon poids menu le fauteuil où une petite fille de quatre ans avait appris à lire, dans les bras de sa grand-mère, au siècle précédent. J’y repense et cela me serre le cœur – « Ce n’est pas grave, ça devait arriver », dit-elle.
    C’est reparti mais c’est un faux départ, je ne trouve pas le sentier qui aurait dû m’élever dans la montagne et me retrouve à longer une départementale sous le cagnard. Plutôt que de m’obstiner je reprends tout du point zéro, mais le territoire persiste à contester ma carte de 1987, année où la petite fille devenue grande caracolait sur les crêtes.
    Je rencontre une marmotte, ainsi que des oiseaux colorés qui ne descendent plus dans les villes. Sur les hauts plateaux je pourrais rester longtemps, mais déjà le soleil s’incline au fond des vallées. Il est temps de boucler la boucle, la journée de marche a été plus longue que prévu. (J’ignore encore qu’elle se révélera marathonienne.)
    Je descends en lacets dans la forêt pendant des heures, plus que je n’ai grimpé, infiniment, cela n’a pas de sens, jusqu’à quel abîme ? La nuit tombe. Une pancarte m’indique que je suis à 600 mètres du Coche, à 7 km du patelin où est garée la voiture, une heure et quart plus loin une pancarte m’indique que je suis à 7 km de la voiture et du Coche…
    Qu’ai-je loupé ? L’obscurité est totale à présent sous le couvert des arbres (heureusement j’ai rejoint une route bitumée). J’entends un chien, j’aperçois des lumières fugaces, puis plus rien, je descends, je descends. Tâtonnant du pied pour ne pas quitter le bitume, cherchant une trouée de luminosité dans l’écartement des frondaisons.
    (Trêve de suspense, au final je retrouve la voiture. Puis un camping municipal désert où me doucher, et si la minuterie me replonge dans l’obscurité ce n’est plus un problème. Je me couche avant que le soleil ne s’y oppose.) À la petite fille qui a vieilli, j’ai offert un roman intitulé Purge. Je bois des litres d’eau. Et voilà donc, je suis reparti.