lundi 3 juin 2019

Hybrides #10

On s’arrête juste à l’endroit où Andy démarre sa tronçonneuse. La lame se bloque puis rugit, elle s’arrête et rugit à nouveau en dérapant dans l’aigu. Andy nous sourit (…) et puis il appuie les dents tourbillonnantes de sa lame contre un gros tronc de sapin. Une fontaine de copeaux blancs jaillit dans la lumière. (…) Quand l’arbre grogne, bascule et s’abat d’un seul coup, je surveille mon frère du coin de l’œil et je vois que ça l’impressionne. Du coup, je me sens mieux. Je commençais à me demander si ça allait être possible de parler avec lui ; je commençais à me demander si ce qu’un type apprend en douze ans dans un monde si différent du nôtre, ça ne serait pas comme une sorte de langue étrangère avec certains mots de notre univers à nous mais pas suffisamment pour qu’on puisse s’y retrouver, pas suffisamment pour qu’on puisse se parler. Mais quand je le vois qui regarde cet arbre tomber, je me dis, il y a au moins ça : il est comme tous les gens que je connais, ça lui plaît de voir un arbre se faire abattre.
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À un moment au cours des quatre cents derniers millions d’années, un arbre quelconque a tenté toutes les stratégies qui avaient la moindre chance de fonctionner. Nous commençons tout juste à comprendre la variété de ce que cela peut recouvrir - fonctionner. La vie a un moyen de s’adresser au futur. Ça s’appelle la mémoire. Ça s’appelle les gènes. Pour résoudre le futur, nous devons sauver le passé. Ma règle empirique, elle est toute simple : quand vous abattez un arbre, ce que vous en faites devrait être au moins aussi miraculeux que ce que vous avez abattu.


Ken Kesey ("Et quelquefois j’ai comme une grande idée")
& Richard Powers ("L'Arbre-Monde")

dimanche 2 juin 2019

Attentives #2

     Durant quelques minutes, en proie à la stupeur causée par le panorama sublime, il me fut impossible de discerner mes propres sensations. Le fleuve impétueux passait en rugissant et, presque à mes pieds, il s’abîmait d’une hauteur prodigieuse : les eaux, dispersées en une vapeur légère, sous l’extrême violence du choc remontaient comme pulvérisées, formant des colonnes qui s’étendaient sur toute la hauteur du précipice et cachaient en partie la scène singulière. Le tonnerre des eaux m’assourdissait et je restai pétrifié, observant l’arc-en-ciel dessiné par le soleil, comme un coup de pinceau magnifique, sur l’éternelle rosée. (…) Là tout était force déchaînée, passion sans limites, mort certaine, et en même temps explosion d’une beauté sublime, douée du pouvoir d’exhumer mes pensées de leur tombe et de les concentrer sur ce que mes yeux leur transmettaient.
     Je ne sais combien de temps je passai devant les chutes sans que ma vue parvînt à se rassasier. Par moments, j’avais l’impression que mon corps se vidait et que mon esprit flottait hors de ses limites physiques, libre et allègre, étranger à ma chair transie et abandonnée sur une pierre humide comme les restes d’un pantin inutile. Et à cet instant je pleurai, non de douleur, mais ému par tant de beauté. Je crois que ces larmes libératrices et la sensation qu’il me restait encore des choses à créer eurent le pouvoir de me détourner de l’acte qui, depuis mon arrivée, m’attirait vers le précipice. ( …)
     Jamais comme en cet instant je ne sentis le poids terrible de ma solitude, le lamentable désamour dans lequel je vivais, l’absurde infini qui marquait les chemins de ma vie (…). Les yeux humides de larmes et d’eau je me demandai alors pourquoi je n’en finissais pas de m’éveiller de ce songe. Mon Dieu, quand s’achèverait le roman de ma vie et commencerait sa réalité ?

Leonardo Padura (in "Le Palmier et l’Étoile")


samedi 1 juin 2019

Hybrides #9

Ton enfance sera dépourvue de tout : même du désir précis d’une poupée, parce que n’en ayant jamais vu tu ne pourras pas rêver d’une poupée, tu désireras seulement et vaguement une forme anthropomorphe sur laquelle transférer tes terreurs d’enfant. Ta mère, pauvre femme fruste, ne sait pas coudre des pantins, et ignore que les enfants ont besoin de jeux, puisqu’ils ont avant tout besoin de nourriture.
Tu grandiras avec la juste rage qu’ont les pauvres quand ils ne sont pas résignés ; tu parleras à ceux que les puissants considèrent comme de la racaille et tu leur enseigneras à ne pas devenir comme ta mère.

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Le développement d'une perversion ou d'une névrose compulsionnelle reflète, dans ses symptômes aliénants, l'incompréhension et l'aliénation de la première personne de référence devant les émotions les plus naturelles de l'enfant. Même les mises en scène destructrices de la suite de l'existence peuvent se comprendre comme une réponse, dans la mesure où l'agressivité saine de l'enfant a été combattue et considérée comme coupable dans les projections de l'adulte.


Antonio Tabucchi (in" Passé composé. Trois lettres")
& Alice Miller (in "L'enfant sous terreur")



vendredi 31 mai 2019

Hybrides #8

« Je n’arrête pas de chercher les empreintes des petits pas accomplis par les humains, mais elles ont disparu. Les Lumières sont achevées. Le fondamentalisme est partout, qu’il soit religieux ou économique, et partout on constate une réaction face à la complexité, une tentative d’ignorer les contradictions et les énigmes de notre existence. Les gens ont un besoin maladif de la simplicité, de ces paradigmes en noir et blanc faciles à assimiler. Le moindre flou, la moindre ambiguïté sont perçus avec hostilité. »
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Il embrasse ses cheveux, qui sentent l’orage, et son épaule, qui a l’odeur d’un galet sur la plage. « Le sexe t’aidera à traverser les périodes sans argent beaucoup mieux que l’argent les périodes sans sexe, lui dit-il.
- Ce qui m’a le plus manqué, c’est ton humour.
- Moi, ce sont tes facultés cognitives qui m’ont manqué. Et ta syntaxe. Franchement, c’est tout. Pas ton corps. Je me fiche complètement de ton corps.
- Me voilà libérée d’un grand poids », répond-elle en riant. De toutes les femmes qu’il a connues, elle est la première qui se moque éperdument de l’allure qu’elle a, ou qui s’en satisfait complètement, ce qui revient au même.


Elliot Perlman (in "Ambiguïtés")
& Barbara Kingsolver (in "Les Cochons au paradis")

jeudi 30 mai 2019

Hybrides #7

Pour écrire, il faut aimer (...).

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J’ai frayé avec la plus petite des deux. Oui, je l’ai fait. Frayé avec la plus petite des deux et elle a voulu savoir ce qu’était ce Médayon que tu m’avais offert et voulu savoir Est-ce une bonne épouse ? tandis même que, me chevauchant, elle donnait un petit coup de reins et me regardait dans les yeux comme pour jeter la disgrâce sur ton Honneur mais je t’assure que (alors même qu’elle redoublait de coups de reins, les yeux toujours droit dans les miens) je ne lui ai pas donné satisfaction, n’ai pas souillé Ton nom ou ta mémoire, quoique pour servir la VÉRITÉ je croie devoir librement confesser que lorsqu’elle s’est penchée en avant pour présenter ses Charmes féminins, amenant l’un puis l’autre à ma bouche, en demandant est-ce que ma femme faisait cela est-ce que ma femme était aussi hardie ? j’ai produit une expulsion de souffle qui nous l’avons tous deux compris signifiait NON ma femme ne fait pas cela, ma femme n’est pas aussi Libre. Et tout le temps encore que nous avons frayé là-bas, elle a tenu le Médayon dans son point serré et, quand tout a été fini, demandé est-ce qu’elle pouvait le garder ? Mais drainé à présent de mon infâme lubricité, j’ai répondu sèchement que non. Et je suis parti dans les bois. Où j’ai pleuré. Et pensé alors avec une Tendresse véritable à toi. Et dessidé qu’il valait mieux mentir.
Te mentir.
(…)
La Lune était haute et je me suis dit qu’un homme doit parfois préserver la paix & épargner Celle qu’il aime. Ce que j’ai fait. Jusqu’à maintenant. J’avais prévu de te raconter tout cela non pas dans une lètre mais de vive voix. Quand peut-être la chaleur du récit serait susceptible d’amortir le choc. Mais ma situation paraissant désespérée à l’extrême je te raconte tout, je t’appelle de toutes mes forces, de la voix la plus fidèle (j’ai bésé la plus petite des deux, oui, je l’ai fait, j’ai fait cela), dans l’espoir que tu sauras, et Lui aussi qui entend & pardonne tout, tout entendre & pardonner (…)

John Fante (Mon chien Stupide)
& George Saunders (Lincoln au bardo)

mercredi 29 mai 2019

Vivaces #5

On dit qu'un paysage est un état d'âme, qu'on voit le paysage extérieur avec les yeux du dedans.
(José Saramago, in "La caverne")

Marcher, cela fait imprégnation. Faire passer par les pores de sa peau la hauteur des montagnes quand on s'y affronte très longtemps, respirer des heures durant la forme des collines en les dévalant longuement. Le corps devient pétri de la terre qu'il foule. Et progressivement, ainsi, il n'est plus dans le paysage : il est le paysage.
(Frédéric Gros, in "Marcher, une philosophie")

Pour écrire il faut se sentir libre comme au sommet d'une montagne.
(Björk)