Durant
quelques minutes, en proie à la stupeur causée par le panorama sublime, il me
fut impossible de discerner mes propres sensations. Le fleuve impétueux passait
en rugissant et, presque à mes pieds, il s’abîmait d’une hauteur
prodigieuse : les eaux, dispersées en une vapeur légère, sous l’extrême
violence du choc remontaient comme pulvérisées, formant des colonnes qui
s’étendaient sur toute la hauteur du précipice et cachaient en partie la scène
singulière. Le tonnerre des eaux m’assourdissait et je restai pétrifié,
observant l’arc-en-ciel dessiné par le soleil, comme un coup de pinceau
magnifique, sur l’éternelle rosée. (…) Là tout était force déchaînée, passion
sans limites, mort certaine, et en même temps explosion d’une beauté sublime,
douée du pouvoir d’exhumer mes pensées de leur tombe et de les concentrer sur
ce que mes yeux leur transmettaient.
Je
ne sais combien de temps je passai devant les chutes sans que ma vue parvînt à
se rassasier. Par moments, j’avais l’impression que mon corps se vidait et que mon
esprit flottait hors de ses limites physiques, libre et allègre, étranger à ma
chair transie et abandonnée sur une pierre humide comme les restes d’un pantin
inutile. Et à cet instant je pleurai, non de douleur, mais ému par tant de
beauté. Je crois que ces larmes libératrices et la sensation qu’il me restait
encore des choses à créer eurent le pouvoir de me détourner de l’acte qui,
depuis mon arrivée, m’attirait vers le précipice. ( …)
Jamais
comme en cet instant je ne sentis le poids terrible de ma solitude, le
lamentable désamour dans lequel je vivais, l’absurde infini qui marquait les
chemins de ma vie (…). Les yeux humides de larmes et d’eau je me demandai alors
pourquoi je n’en finissais pas de m’éveiller de ce songe. Mon Dieu, quand
s’achèverait le roman de ma vie et commencerait sa réalité ?
Leonardo
Padura (in "Le Palmier et l’Étoile")