À défaut de voir les cailloux elle marche d’un bon pas, sans
trébucher, son souffle la devance mais elle le rattrape à chaque pas. Elle se
souvient d’un temps qu’elle n’a peut-être pas connu dans sa petite enfance, où
l’hiver pinçait non moins et c’était presque aussi joyeux qu’une chatouille.
Elle était presque aussi grande que sa taille actuelle, qui décline peu à peu.
Mais bon pied bon œil, l’air de qui n’a jamais vraiment quitté le temps des
enthousiasmes simples, voici qu’elle coupe l’élan de Binh-Dû pour lui demander,
au jugé, quelle est la distance entre la grille d’entrée, tout là-bas, et la
grille de sortie. Elle se répète, toute la boucle, depuis la grille d’entrée,
là-bas, et jusqu’à la grille de sortie. Mais qu’est-ce qu’il en sait ?
Deux kilomètres ? hasarde-t-il, et aussitôt il comprend qu’il a donné une
mauvaise réponse. « J’aurais dit plus », réplique la gamine aux
cheveux blancs en reprenant sa marche. Trois kilomètres peut-être ?
tente-t-il de la rattraper, mais elle ne se retourne pas. Il consulte à son
poignet le podomètre qui lui fut offert à Noël et qu’il étrennait justement
aujourd’hui, par un de ces hasards bizarres dont elle aurait adoré qu’il le
partage avec elle. Il n’y comprend rien, ce nombre à virgule est-il celui de
ses pas, des mètres parcourus, des calories brûlées ? Il pense à la gloire
des mathématiques qui dessinent des hallucinations aussi parfaites que la
corolle d’une fleur, à l’invraisemblable dévouement dont fait preuve un oiseau
pour sa progéniture, au peu de confiance en soi que manifeste l’acte d’écrire. De
retour chez lui, muni du mode d’emploi, il se prépare à se sentir fier de la
performance accomplie par ses jambes vigoureuses, voyons voir : 135
kilocalories, m’ouais (un cookie chocolat-noisettes et demi)… 4460 pas, si vous
le dites… 3,56 kilomètres ?! Mais ça ne va pas la tête, c’est au moins le
double ! Dans sa maison, peut-être la vieille dame sirote-t-elle un thé
accompagné d’un ou deux biscuits, et peut-être pardonne-t-elle à Binh-Dû
d’avoir mal compris le mérite qu’il y avait à accomplir le parcours qui mène de
la grille d’entrée à la grille de sortie et retour à la grille d’entrée par
l’autre côté, « une boucle, quoi ! » aurait-elle dû insister.
mercredi 26 juin 2019
mardi 25 juin 2019
25 décembre
Si tu vois le caillou c’est que tu as ouvert les yeux. Et
cela t’étonne, comme de s’apercevoir qu’on n’est pas vraiment en train de
léviter à quelques centimètres du sol, ou qu’on ne pleure pas de vraies larmes
qui coulent. Cela te déçoit comme de se retrouver à la fin d’une saison alors
qu’on s’en croyait au commencement, ou de se réveiller quand le soleil déjà
décline. Non, tu ne rêves pas. Si tu dormais, c’était avant, et c’était si
miraculeux. Aussi miraculeux que naturel, tu comprenais ce que par paresse on
nomme l’instinct des animaux. Ce quelque
chose qui agit, qui sait quoi faire d’un corps habité, dans l’oisiveté
aussi bien que dans la nécessité, qui sait naître et faire naître. La
mathématique divine et sa composante d’âme. Ces cailloux, tu n’avais plus
besoin de tes yeux pour les voir, ni même de tes mains. Ni de tes pieds ni
d’aucune part de toi hors ta conscience. La conscience était encore tienne,
mais libérée du doute. Tu évoluais comme dans un rêve, et soudain tu as
constaté que tes yeux étaient ouverts, rien d’extraordinaire à ce que tu voies
– quelle déception ! Aucun mérite… Nul prodige. Par ultime reliquat
d’espoir tu as de nouveau fermé les yeux, mais il n’y avait plus qu’une
obscurité maladroite en perspective. Alors tu es passé à autre chose. Au
réveil, peut-être, tu te souviendrais.
lundi 24 juin 2019
24 décembre
« T’es
qui là ! » gueule un adolescent trop grand aux oreilles de Binh-Dû,
alors que celui-ci traverse la cité. Mais comment ça, je suis qui je suis, la
question se poserait plutôt pour toi qui t’acharne à chasser la mue de ta voix.
Sursaute Binh-Dû, avant de comprendre que l’adolescent ne s’intéresse pas du
tout à lui mais à un autre adolescent qui passe justement la tête par
l’entrebâillure d’une fenêtre du quinzième étage de la tour, de l’autre côté du
parc à chiens et à enfants, et qui répond
sans aucune gêne à son surnom d’alcool mexicain.
Plus
loin, un père Noël noir à bandes réfléchissantes consulte son smartphone,
appuyé sur un petit chariot d’éboueur. Mais enfin où sommes-nous, quand, vers
quelles prochaines absurdités ? Au poignet de Binh-Dû, un cadeau tout neuf
enregistre le nombre de pas de 80 centimètres d’amplitude et calcule des
équivalences calorifiques. Il conviendrait mieux à un vieux barbu en surcharge
pondérale, encore apte à lire un mode d’emploi inscrit en minuscules caractères,
avant qu’il ne sorte parcourir le monde (ou n’aille se pendre à un balcon).
dimanche 23 juin 2019
23 décembre
Qui
demande, qui appelle ? Qui ne répond pas ?
Qui
accueille, les bras ouverts ?
La
différence tient-elle au volume de vêtements qui pèsent sur la peau ?
Ou nous
laissons-nous agir par le sillon des conventions, comme un soc aveugle, loyal,
dans l’illusion d’inventer la direction de la prochaine moisson ? Es-tu le
bœuf, la charrue, la main à charrue ? Es-tu le tracteur qui se conduit les
yeux fermés ? Qui nourris-tu ? De quoi ?
Sortie
d’un isolement volontaire et d’un silence à rendre sage, une femme solaire
rayonne sur la plage. Devant elle, l’océan. Elle pourrait demeurer en suspension d'éternité puisque le temps s’est arrêté. Elle pourrait choisir l’une des deux
directions évidentes qui l’attendent.
Car il n'est plus besoin de rechercher la trace d’un pied dans le sable.
L’air inspiré est une danse.
Tout geste hors de soi est une réponse.
[merci à Arthur Rimbaud – « Mauvais
sang »]
samedi 22 juin 2019
22 décembre
Percevez-vous la différence si c’est le jour qui s’allonge
d’une fraction de seconde ou si c’est la nuit ? Le cœur net accélère par
les travées du centre commercial où les gens piétinent, s’amassent, abrutis
déjà comme dans la torpeur consécutive à l’absorption d’une dinde farcie. Oh,
qu’il semble loin le temps où l’on sautait au-dessus des feux de joie ! Le
temps où l’on dansera la nuit sous la lune pleine, sans avoir froid. Dans l'atelier réaffecté, Binh-Dû se rapproche des hautes fenêtres avec son amie, afin de mieux
la voir – cette pleine lune – qui s’élève derrière les branches nues d’un arbre,
en une courbe douce. Temps d’inspiration sélène qui succède au travail à la
table, position debout ainsi que les eaux aspirent au ciel. Dans la
journée un peu de pluie est tombée. Un homme aussi, renversé par un scooter,
corps latéral sur la chaussée, on ne sait jamais ce qui succèdera à l’instant
présent. Plus tard, venus d'un pays boréal, un fils en
voyage avec son père testera les connaissances de ce dernier en numérotation
française, « dizneuve » ça passe, vingt c'est plus problématique.
Ils riront tous deux, ces Français, quels vicieux ! « Vin, vaing’,
ving-t’ » ? Comme serait incongru, peut-être, d’énoncer simplement la
beauté d’un visage qui n’a rien demandé.
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