Franchement ce n’est plus possible. Tant de mesquinerie, de
prétention et de médiocrité, ce monde confit dont vous entretenez l’élitisme,
ce n’est plus tolérable. Vous vous croyez si intelligents… Si supérieurs… Si
bien mis, si au fait des codes de votre bonne société, si spirituels dans vos
réparties, si transgressifs (avec un petit frisson)… Vous maîtrisez avec style
le passage du cynisme éclairé à l’indignation vertueuse, vos proclamations ont
force de vérité intransigeante – car si l’on ne pense pas comme vous alors
c’est qu’on pense mal. Et puis vous retournez à votre fauteuil, vous commandez
au petit personnel un thé et des macarons. Ou une boisson d’homme. Ou vous
prenez appui de l’épaule, négligemment, sur un chambranle, dans un appartement
parisien aux moulures rénovées par les ouvriers de papa. Ou vous allez fumer un
petit joint avec d’autres barbus sur le balcon – « Cette fille, l’amie de
Stéphanie, elle a un de ces culs, tu ne trouves pas ? » Vous
justifiez vos tromperies par la routine, l’ennui, le jeu. Vous abusez de votre
pouvoir comme s’il n’était pas une donnée pertinente. Vous êtes fiers de vous
affirmer dénués d’illusions (bien sûr vous avez tout compris de la vie et de la
nature humaine). Vous avez des points de vue avérés sur les thèmes qui
retiennent l’attention de votre génération, bien que les opinions que vous
défendez puissent sans dommage intégrer des opinions contradictoires :
vous pourriez défendre le contraire de ce que vous dites, quelle
importance ? Vous appréciez les belles choses, et les personnes qui ont
« de la classe » ; il va de soi que votre génération n’inclut
pas les pauvres, les ratés, les victimes, les imbéciles, bref tous ceux que vos
familles exploitent avec constance depuis la deuxième révolution industrielle. Vous
ne détestez rien tant que l’idée de révolution. Vous croyez être un peu
artistes puisque vous aimez la beauté. Les gens aujourd’hui n’ont plus aucune
culture, c’est affligeant… Déplorez-vous dans un concert de hochements de tête.
Vous vous sentez investis d’une mission : perpétrer l’excellence, le bon
goût, le raffinement, une certaine manière d’être au monde. Vous vous targuez
parfois d’irrévérence, telle une qualité très audacieuse qui ferait de vous une
personne moderne, à l’aise dans tous les milieux, créative, positive,
désirable. Si vous méprisez (intérieurement) vos proches, c’est qu’ils ne vous
méritent pas. Ou qu’ils ne vous ont pas compris. La vie c’est comme ça,
professez-vous, chacun agit selon ses intérêts. Cela vous convient parfaitement...
Allez au diable !