vendredi 8 mai 2020

Vivaces #23


Je comprends aujourd’hui seulement la cigarette et le verre de rhum du condamné. Je ne concevais pas qu’il acceptât cette misère. Et cependant il y prend beaucoup de plaisir. On imagine cet homme courageux s’il sourit. Mais il sourit de boire son rhum. On ne sait pas qu’il a changé de perspective et qu’il a fait, de cette dernière heure, une vie humaine.
Antoine de Saint-Exupéry (in Terre des hommes)
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Les gens vivent vraiment (...) les années où ils réussissent à faire ce pour quoi ils sont nés. Là, alors, ils sont heureux. Le reste du temps, c'est du temps qu'ils passent à attendre ou à se souvenir.
Alessandro Baricco (in Cette histoire-là)


mercredi 6 mai 2020

Interlude #7

Entre béton et bitume
Pour pousser je me débats
Mais mes branches volent bas

lundi 4 mai 2020

Vivaces #22

J’ai toujours fait des petits boulots, ce qui signifie que chaque année à l’approche du mois d’avril, comme un lièvre en cage je ne tiens plus en place ; j’ai envie de disparaître dans les bois, de partir en canoë, ou d’aller loin en voiture avec Deb ou Julie – le genre d’évasion qu’on ne peut pas se permettre avec une semaine de congés par an, payés ou non. Alors, quand arrive le mois de mai, je dis à mes employeurs ce que je pense : que leurs usines, leurs scieries et leurs entreprises de bâtiment sont la lie de la terre, et qu’ils traitent leurs ouvriers comme de la merde, après quoi je prends la porte et traverse le parking jusqu’à mon pick-up pour aller chercher ma femme et ma fille, rouler avec elles jusqu’à un bel endroit – un lac ou une prairie – et me sentir, au moins pendant quelques semaines, libre.

Robin MacArthur (in Maggie dans les arbres)
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Si chacun vivait conformément à la peur des autres, tous les hommes resteraient plantés comme des arbres.

Harry Martinson (in La société des vagabonds)

jeudi 30 avril 2020

qu'aurais-tu fait à sa place ?


30 avril

Qu’aurais-tu fait à sa place ? Déjà, te serais-tu rendu à la convocation ? Mettons. À la réceptionniste tu aurais décliné ton identité, le nom du "référent" en charge de ton dossier, sur le registre tu aurais coché une case, signé. On t’aurait dire d’attendre. Là, tu aurais fait comme lui, plutôt que de t’asseoir misérablement sur une chaise et de feuilleter des prospectus citoyens tu aurais passé la porte-fenêtre pour sentir le soleil sur ta peau dans la cour intérieure du bâtiment. On serait venu te chercher, on t’aurait prié de t’asseoir dans un minuscule bureau, l’ordinateur entre toi et ton référent. Il aurait parcouru à voix haute ton dernier "contrat d’engagements réciproques". Aurais-tu commencé à soupirer ? On t’aurait demandé un "bilan des actions réalisées", la définition de nouveaux objectifs (verbes à l’infinitif s’il vous plaît), au bout d’une heure de formulations par défaut tu aurais été invité à signer les engagements réactualisés… Mais aurais-tu tenu une heure ? Qu’aurais-tu fait ? Te serais-tu peu à peu tassé sur ta chaise, te serais-tu répandu en sarcasmes, aurais-tu renversé la table et claqué la porte ? Aurais-tu clamé Je vous emmerde ! Je suis un homme libre ! Je ne rentrerai pas dans vos cases ! On t’aurait radié. Tu serais reparti dans ta montagne, à faire des économies sur tout, à bidouiller à droite à gauche, à te bousiller le dos pour quelques billets donnés de la main à la main. Le soir tu aurais continué à écrire des poésies sur l’amour et l’insoumission. Peut-être serais-tu devenu un modèle pour le citadin pauvre, lui-même au bout de sa longe ou de sa corde de pendu – allocataire.

mercredi 29 avril 2020

qu'est-ce qu'on rigole par ici !


29 avril

- Qu’est-ce que ça rigole par ici, dis-moi ! Es-tu sûr de vouloir rester ?
- Non, mais encore un peu quand même, histoire de dire.
- D’accord, dire quoi ?
- Bah tu sais, la vie, la mort, l’amour…
- La mort je vois bien, la vie l’amour je cherche encore.
- Non mais pas seulement, tiens je voulais parler de la soustraction.
- Comme Prions pour notre frère qui a été soustrait à l’affection de ses proches ?
- Mais non ! Dans un sens artistique, l’épure, la possibilité toujours de retirer du gras.
- Jusqu’à n’être plus qu’un squelette ?
- Tu as l’esprit mal tourné, en fait c’est toi qui es morbide.
- Ne va pas raconter ton idée de la soustraction à une fille – s’il te prenait l’envie de séduire.
- Je n’ai pas du tout la tête à ça.
- Tu devrais, ça pourrait être amusant.
- Je voulais parler du jeu aussi.
- Du grand jeu de la Vie auquel on perd toujours à la fin ?
- J’ai entendu des gamins, l’un protestait : « Je n’ai pas dit que je ne voulais pas jouer ».
- Double négation, il y a plus joyeux, quelle est ta conclusion ?
- La plupart des adultes ont totalement cessé de vouloir jouer comme des enfants.
- Super. Écoute, je repars danser avant de décéder, tu nous rejoins si tu veux.

mardi 28 avril 2020

j'ai toujours ce sourire trop grand


28 avril

J’ai toujours ce sourire trop grand sur les photos, bizarrement arrondi, comme si je ne savais pas quoi faire de mes dents. Le corps un peu de travers, qui lui aussi est trop grand, on dirait que je m’efforce de rentrer dans le cadre. Tout cela a été rectifié quand on m’a disposé dans le cercueil. Les paupières baissées, même s’il n’y a pas à ma connaissance de photographie de moi endormi. Mais plus calme, assurément. Sur mes photos de voyage on devine que j’ai bondi pour devancer le retardateur, et qu’après le déclic j’ai recommencé à m’agiter dans tous les sens. Les amis immortalisés à côté de moi semblent plus tranquilles, me trouvaient-ils fatigant ? Avaient-ils hâte que je reparte ? J’avais promis de rester en contact. Les enfants m’aimaient bien je crois, on rigolait tout le temps. C’est étrange de savoir qu’on est mort, mais plus encore de regarder depuis l’autre bord ce à quoi l’on ressemblait quand on était vivant. Je manquais d’objectivité. Je veux dire, même avec cette drôle de dégaine j’étais l’un des leurs, un être humain. J’avais le droit de vivre, j’aurais dû le savoir. C’est dommage.