jeudi 15 octobre 2020

Vivaces #28


"Puisque la Terre est ronde, nous sommes toujours sur sa pente, et roulant vers l’abîme."
Éric Chevillard (in Monotobio)
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"Il a un léger sourire. Le sourire du désastre. Avec un peu de joie perdue, comme si la joie était une fiole avec un reste au fond."
Marie Darrieussecq (in La Mer à l’envers)
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"Si le désespoir est – comme je le crois – un état d’âme aussi absurde que l’euphorie, qui niera qu’il donne l’impression d’être plus substantiel, plus fiable, moins en décalage avec le monde qui nous entoure ?"
Joyce Carol Oates (in La foi d'un écrivain)

lundi 12 octobre 2020

Attentives #13

Je pensai aux cartes topographiques dont se servent les grimpeurs et les amateurs de courses d’orientation, cartes qui donnent, grâce aux lignes joignant les points de même altitude, une sensation en deux dimensions du relief tridimensionnel du monde connu. Il fut un temps où la même idée était à l’œuvre sur les cartes météorologiques à la télévision, avec les isobares, ces courbes reliant les points de pression atmosphérique égale, avant que tout ne redevienne encore plus simple, éclatants soleils à pétales, tels qu’un enfant pourrait en peindre, et nuages mousseux. Les cartes, topographiques ou autres, et les plans nous intriguent par leur nature de métaphores : outils qui nous donnent une notion de quelque chose dont la vérité est bien plus riche mais sans lesquels nous ne percevrions rien et ne trouverions jamais nos repères. C’est ce que font mystérieusement les plans et les cartes : ils occultent l’information pour nous informer un tant soit peu.

Comme le plan du métro de Londres, dis-je.

Il n’indique jamais, enchaîna Zafar, où sur la terre se trouve telle station. En un sens, ce n’est pas du tout un plan mais un schéma ; une représentation non pas topographique mais topologique (…)

La perte d’information et de compréhension que tout acte de représentation entraîne est l’effet d’un acte de destruction qui répond à un besoin. Il semble peut-être que nous ayons fait un pas en avant, mais en réalité nous avons fait un pas en arrière et deux pas en avant. Chaque fois que nous voulons comprendre quelque chose, nous devons simplifier, réduire et, en outre, renoncer au projet de comprendre en totalité, afin qu’il soit possible de comprendre un tant soit peu. Cela est vrai, je pense, de toute entreprise humaine.

Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)

(1931)


(1933 - désigné par Harry Beck)


(2012 - désigné par Maxwell Roberts)

samedi 10 octobre 2020

Narcissus contrariata (20)

Ou peut-être qu’il se contenterait de regarder passer le temps dans quelque trou perdu, bien évidemment il aurait donné sa démission. Plus d’histoire pour lui, finie la supercherie. Il s’intéresserait aux animaux, leur faible conscience d’eux-mêmes, la fourrure du lapin qui vire du brun au blanc durant l’hiver. L’horizon sans surprise des saisons. Cette pensée le rassérénait. Dans sa cabane il cesserait de s’informer sur le climat détraqué, il chasserait sans scrupule le lapin blanc. Il se noircirait les pommettes au charbon de bois et à l’huile de phoque pour se protéger les yeux de la réverbération du soleil. Il laisserait pousser sa barbe. Il aurait de moins en moins figure humaine, à la fin il ne ressemblerait plus à rien.

Jumien reconnut le pas de Sylvelle dans l’escalier. Il se releva d’un bond ; il se précipita dans le couloir, enfila ses chaussures, et alors qu’elle ouvrait la porte d’entrée il s’échappa sans demander son reste.

vendredi 9 octobre 2020

Narcissus contrariata (19)

Peu à peu toutefois, Jumien s’apaisait. Celui qu’il avait rencontré dans le miroir ne lui était ni menaçant ni hostile, juste perdu, tout comme lui-même l’était. Ils étaient frères de désarroi, en un sens. Et ils ne s’étaient pas quitté des yeux. Ce qui témoignait d’une logique tout de même, une connexion persistait entre lui et son image, une interaction. Un mouvement s’accompagnait simultanément d’un mouvement d’ampleur équivalente. Ils avaient toujours besoin l’un de l’autre, certes comme la corde soutient le pendu… Il n’était pas question de cela avec Sylvelle, quand elle rentrerait il lui demanderait pardon, il s’excuserait pour avoir été si égocentré et si absent à la fois. Il lui dirait qu’il comprenait, il comprendrait parfaitement qu’elle le quitte. Lui-même, s’il pouvait, il se quitterait, c’est dire s’il comprenait ! Il ferait amende honorable, prêt à ce qu’il soit trop tard. Il la libérerait de leur association inconvenante et il irait se pendre loin des yeux loin du cœur.
Ou peut-être (...)

jeudi 8 octobre 2020

Narcissus contrariata (18)

Il s’enfuit de la pièce, referma vivement derrière lui, chercha un verrou inexistant, se laissa glisser jusque sur la moquette. Dos à la porte, empêcher qu’on l’ouvre de l’intérieur ? Il se doutait bien pourtant que ce miroir en particulier n’était pas le problème, ce n’était pas un miroir magique, on n’était pas dans un conte de fées. Le problème c’était lui, quelle que soit la surface qui le réfléchirait. C’était ce qu’il voyait et qu’il n’avait pas vu toutes ces années. C’était ce que lui seul pouvait voir, quelle importance que le reste du monde soit aveugle ?

Sylvelle ne serait pas le problème non plus, quand bien même elle ne remarquerait rien de différent. Oh, il aurait tellement besoin qu’elle soit près de lui en ce moment ! Et non, si elle pouvait ne pas revenir !

mercredi 7 octobre 2020

Narcissus contrariata (17)

Il en mourrait si elle le quittait. Encore faudrait-il qu’il survive à sa prochaine confrontation avec le miroir. Jumien s’ébouriffa les cheveux pour être plus présentable. Plus naturellement déstructuré, afin d’amenuiser le choc attendu. Ferait-il mieux de préparer un sourire, ou serait-ce au contraire une idée désastreuse ? Il se sentait comme avant un premier rendez-vous, nerveux, appréhendant d’être jugé. Il attendait devant la porte de la salle de bains comme s’il avait frappé, comme si quelqu’un allait lui dire « Entrez ! ». Enfin il eut pitié de son propre trouble, tourna vivement la poignée, se planta face à lui-même.

Pendant un instant rien ne se passa, rien de plus qu’un échange de regards circonspects, l’échange d’un seul regard. On aurait dit que tout était normal, hormis l’anxiété perceptible dans cette pièce étroite, sans échappatoire. Puis Jumien sentit un léger tic relever le coin gauche de sa bouche… et tout se détraqua à nouveau. Il ouvrit grand la bouche pour respirer, il implora une stabilité qu’il était le premier incapable de tenir, il émit un son misérable qui se répercuta contre les murs carrelés : ce visage en face de lui était impossible. Jumien ne pouvait en détacher ses yeux cependant, fasciné, horrifié, affligé par une parodie de lui-même qui tout en étant autre paraissait non moins affligée, horrifiée, fascinée. Il n’osa pas lever un bras, c’était déjà suffisamment pénible, même à peu près immobile ce Jumien bougeait en dépit du bon sens. Son visage grotesque révélait l’envers de celui qu’il avait cru être depuis toujours, c’était d’une impudeur insoutenable bien que sans autre témoin que soi. Une fracture catastrophique de la connaissance que Jumien avait de lui-même. Que restait-il à comprendre après ça ? Quoi rassembler, comment réparer les morceaux ? Qui pouvait-il continuer à être désormais ?

mardi 6 octobre 2020

Narcissus contrariata (16)

Elles étaient dispersées dans des placards, des tiroirs, des chemises. Sur l’ordinateur bien évidemment, mais il préférait éviter les écrans réfléchissants.  Le temps d’en avoir le cœur net : son grain de beauté était apparu à l’adolescence, là, sur la joue gauche. Lors de l’anniversaire de ses dix-huit ans, il s’apprêtait à souffler les bougies. Il avait l’air si jeune, si vulnérable... Si peu armé pour affronter le monde. Pas très malin non plus... Mais le grain de beauté était à gauche, c’était une preuve ! À moins que les photographies les plus innocentes ne soient truquées elles aussi ? Soudain Jumien ne savait plus, est-ce qu’une photographie inversait la réalité comme un miroir ? Y avait-il un correcteur d’inversion ? Il laissa retomber la photo, découragé. C’était sa mère qui l’avait prise. Il y avait peu de photos de Sylvelle et de lui. Des centaines de Sylvelle, contenues ailleurs – dans le disque dur de l’ordinateur. Ils ne demandaient pas qu’on les photographie ensemble. Ils ne faisaient pas de selfies. C’était une preuve aussi, par l’absence, mais une preuve de quoi ? Il appréciait qu’elle ne soit pas jeune au point de faire des selfies mais il se sentait vieux avec son réflex qui ne faisait pas téléphone. Qu’est-ce que cela disait de leur relation ? Ils n’avaient pas besoin de photos d’eux ensemble. Il avait besoin d’elle, oh comme il en avait besoin ! C’était une évidence, pire : une urgence. Où était-elle ? Fallait-il l’attendre ?