mercredi 7 octobre 2020

Narcissus contrariata (17)

Il en mourrait si elle le quittait. Encore faudrait-il qu’il survive à sa prochaine confrontation avec le miroir. Jumien s’ébouriffa les cheveux pour être plus présentable. Plus naturellement déstructuré, afin d’amenuiser le choc attendu. Ferait-il mieux de préparer un sourire, ou serait-ce au contraire une idée désastreuse ? Il se sentait comme avant un premier rendez-vous, nerveux, appréhendant d’être jugé. Il attendait devant la porte de la salle de bains comme s’il avait frappé, comme si quelqu’un allait lui dire « Entrez ! ». Enfin il eut pitié de son propre trouble, tourna vivement la poignée, se planta face à lui-même.

Pendant un instant rien ne se passa, rien de plus qu’un échange de regards circonspects, l’échange d’un seul regard. On aurait dit que tout était normal, hormis l’anxiété perceptible dans cette pièce étroite, sans échappatoire. Puis Jumien sentit un léger tic relever le coin gauche de sa bouche… et tout se détraqua à nouveau. Il ouvrit grand la bouche pour respirer, il implora une stabilité qu’il était le premier incapable de tenir, il émit un son misérable qui se répercuta contre les murs carrelés : ce visage en face de lui était impossible. Jumien ne pouvait en détacher ses yeux cependant, fasciné, horrifié, affligé par une parodie de lui-même qui tout en étant autre paraissait non moins affligée, horrifiée, fascinée. Il n’osa pas lever un bras, c’était déjà suffisamment pénible, même à peu près immobile ce Jumien bougeait en dépit du bon sens. Son visage grotesque révélait l’envers de celui qu’il avait cru être depuis toujours, c’était d’une impudeur insoutenable bien que sans autre témoin que soi. Une fracture catastrophique de la connaissance que Jumien avait de lui-même. Que restait-il à comprendre après ça ? Quoi rassembler, comment réparer les morceaux ? Qui pouvait-il continuer à être désormais ?