mardi 8 décembre 2020

Cela plaisait aux hommes car à ce jeu ils gagnaient toujours

8 octobre

Le club-lounge du quartier de l’Étoile n’est pas un bar à champagne. C’est un lieu de standing où l’on n’entre que si l’on a acquitté une cotisation de membre, d’un montant dissuasif pour le commun. Le "vulgaire" même, disait le propriétaire, et au début Charlotte s’y est laissé prendre : elle s’imaginait vraiment que l’argent garantissait un niveau de distinction supérieur. C’était aussi l’argument par lequel on la flattait, elle n’était pas n’importe qui, elle était avant tout une personnalité de qualité et avait été repérée comme telle. Pas de recrutement ici (et pas de fiche de paye), les jeunes femmes avaient toutes été choisies par cooptation afin de perpétuer l’esprit du lieu. Et l’amie qui avait introduit Charlotte au Vestalia était digne de confiance, non ? Non, Charlotte ne faisait pas particulièrement confiance à cette fille rencontrée lors d’une soirée, qui ayant eu vent de ses besoins d’argent lui avait confié qu’elle déménageait et devait quitter un boulot lucratif, « Je pourrais te recommander pour me remplacer », avait-elle hurlé à son oreille tandis qu’elles dansaient. « Ici, nous ne demandons pas aux filles leurs mensurations, continuait le propriétaire, nous évaluons juste leur intelligence, et nous nous assurons de leur disponibilité. Nous, c’est-à-dire moi-même, lors d’un entretien en toute franchise comme celui qui se déroule en ce moment dans ce bureau ; ce qui m’intéresse, c’est votre charme, et vous n’en êtes pas dépourvue. » Charlotte s’était demandé à quel moment il allait tenter de la violer, sur le bureau un cendrier en verre. Mais elle était ressortie après une sobre poignée de mains valant accord. On lui avait avancé l’argent de l’adhésion au club – elle-même devait payer sa cotisation afin de protéger l’établissement contre toute accusation de proxénétisme – qu’elle rembourserait en deux ou trois soirées. Charlotte avait continué, c’était un bon deal. Elle avait découvert que certains hommes ne venaient que pour discuter. Ou même pour parler, comme si elle était un genre de psy, et ils la payaient pour ça. Transaction privée, de même que le planning état établi par messagerie sécurisée – le club pourrait dénier toute responsabilité. Et théoriquement elle pouvait refuser de coucher. Charlotte posait les limites, négociait des suppléments comme si c’était un jeu. Cela plaisait aux hommes, car à ce jeu ils gagnaient toujours. Mais elle aussi y gagnait, elle aussi jouait, avec son propre désir qu’elle s’efforçait d’insérer dans le cadre étroit d’une dissociation psychique. En principe. Il est trois heures du matin sur le trottoir, elle se sent bonne à jeter, son corps la blesse en tous les points où il a été malmené. Elle commande un VTC.

lundi 7 décembre 2020

Ça s'organise dans le secret des non-dits

7 octobre

Ce qu’il lui faut de manière vitale c’est se maintenir. On en est tous là, à des degrés divers, au biologique et au mental, mais elle c’est différent, tout le monde ne peut pas comprendre. Cela s’organise dans le secret de ses non-dits. Aujourd’hui elle n’a rien pris, pas même un quart de ligne, elle déjeune avec sa mère qui s’en apercevrait immédiatement – du moins qui s’apercevrait de quelque chose. Leur rituel dans un restaurant de cuisine familiale, non loin du magasin de sous-vêtements que sa mère dirige en franchise. D’entrée « Comment vas-tu ma fille ? », mais ce n’est qu’un moment à passer. L’essentiel du repas est consacré au compagnon de la mère de Charlotte, ses mensonges répétés. Charlotte a renoncé à suggérer qu’ils se séparent, elle sent qu’elle n’en a pas le droit et sait que cela ne sert à rien. Au lieu de cela elle écoute, elle acquiesce, elle dit des bouts de phrase comme « Tu as sûrement raison », « On n’en sait rien », « C’est sa logique à lui ». Elle boit de l’eau, quand sa mère a demandé un verre de vin. Au fromage, Charlotte est de nouveau sur la sellette alors elle parle d’un boulot hypothétique mentionné par le père virtuel d’un élève imaginaire à qui elle est supposée donner des cours particuliers… ce qui lui permettrait de payer un loyer normal pour l’appartement, « Ne te soucie pas de ça, lui répond sa mère, de toute façon je préfère que ce soit toi qui l’occupes plutôt que de devoir me coltiner un nouveau psychopathe ». Charlotte n’a pas connu le locataire qui l’a précédée, elle aurait été curieuse de s’en faire une opinion par elle-même, histoire de se situer. Sans l’avoir prémédité elle annonce qu’elle a commencé à trier les photos d’Antoine, et puis elle se tait, quelle idiote, sa mère va se mettre à pleurer. Mais non, la main de sa mère vient serrer la sienne sur la nappe – « J’ai toujours trouvé qu’il avait beaucoup de talent ». En sortant du restaurant, sa mère l’étreint fortement, doudoune sans manches contre tailleur, la regarde dans les yeux, lui sourit – « Prends soin de toi ». Charlotte retourne à l’appartement se coucher et dormir un peu, ce soir elle travaille.

dimanche 6 décembre 2020

Il n'y a pas de colère dans ses photos

6 octobre

Il n’y pas de colère dans ses photos, jamais. Ses photos pourraient se définir par tout ce qui en est absent. Tonio, lui, faisait de la politique. Il aimait photographier les graffs, les tags, le béton suintant, les plaques de métal plus ou moins rouillées. Et les gens donc, les gueules qu’ils avaient, plus ils étaient fracassés plus il les admirait. Il aimait photographier la ville, à hauteur de la ville, tandis que Charlotte porte son regard au-dessus. Comme quelqu’un qui suffoque ? Pourtant la ville, elle y vit depuis toujours, contrairement à Tonio qui n’y revenait que de temps en temps. Il a aussi photographié sa campagne, pas de quoi en faire une catégorie à part. Il y cherchait la même chose qu’en ville, des traces de dégradation. Ou des matières, c’était là peut-être son espace d’espérance, trouver dans une mare l’immersion, dans un arbre le chatoiement, dans un paysage ouvert le cadre qui d’une certaine façon le dénaturerait. Il aimait photographier la mousse sur les arbres et les pierres, de très près. Il préférait photographier de près, de sorte qu’on ne voie pas ce qu’on voyait. Charlotte photographie son propre appel, une échappée. Elle se défie de sa colère, elle n’a rien à raconter ; elle s’y refuse parce que si elle commençait ce serait cataclysmique. Sa vie n’est pas un roman mais une exposition, une phase annonciatrice perpétuelle, rien ne lui arrivera. Tonio c’était différent, et d’ailleurs il est mort. Elle pourrait écrire le roman de Tonio, même s’il lui faudrait beaucoup inventer. Combler les vides. Peut-être, d’ailleurs, trier les photos de Tonio a-t-il constitué une tentative d’écrire sa vie – de reconstituer ce qui pouvait l’être. Mais à quelle fin, et pour qui ? Pas pour elle, Charlotte n’en a pas besoin. Elle a juste besoin…

samedi 5 décembre 2020

Au-dessus du génie vole un drone

5 octobre

C’est une autre nuit, la suivante, les jours passent de nuit en nuit. Charlotte photographie le génie de la Bastille. Comme les autres personnes qui l’entourent, mais eux le font par désœuvrement. Ils sont plantés là, ils attendent le feu d’artifice. Elle est venue seule. Elle n’est pas comme eux. Dans la foule elle évite les regards. Au-dessus du génie vole un drone qui les filme sans doute, les gens filment le drone. Elle reprend une photo du génie en s’assurant que le drone n’y est pas. Aucune de ses photos ne pourrait rentrer dans une catégorie "mouvement" et elle ne se sert jamais de la fonction vidéo. Un jour peut-être. Tonio non plus ne filmait pas, et pourtant il jouait avec le mouvement. Le génie se tient sur un pied, l’air un peu stupide. C’est la nuit mais il y a du ciel, la dorure le fait ressortir, optiquement cela n’a pas de sens. Charlotte a testé un des buvards que Nadia lui a rapportés, à l’effigie de Bart Simpson. Des boules de feu éclosent tout autour de la colonne de la Bastille. Des fusées éclatent en gerbes tournoyantes. On entend des « oh » et des « ah » sardoniques. Le feu gagne toute la hauteur de la colonne, en fontaines aux pieds du génie. Charlotte voudrait s’émouvoir et pleurer. Les gens ont des regards secs. Ou perdus, ceux de sa génération, comme s’ils sentaient confusément qu’ils devaient se méfier et ne parvenaient à se rassurer qu’en identifiant le kitsch. Comme s’ils ne baignaient pas dedans. Ils sont grands aussi, pourtant Charlotte n’est pas petite. Ils prennent trop de place, ils ont les cheveux coupés à la tondeuse, soigneusement rasés sur la nuque, ils portent des tatouages grotesques, leurs voix sont moches, ils sont stupides, ils sont vulgaires, ils sont horribles ! D’un tel conformisme. D’une telle vulnérabilité, si pleins de peur, de défaite, de sucre. Ça y est, Charlotte pleure.

vendredi 4 décembre 2020

Il lui semble qu'elle a déjà vécu ce moment

4 octobre

Elle est coincée entre une table poisseuse et la baie vitrée de cette brasserie de gare où ils se sont retrouvés comme des touristes low-cost, comme s’il n’y avait pas d’endroit plus agréable où boire une bière, tout ça parce que la copine de Jérémy revenait par le train de sa fac à Nancy et qu’ils avaient la flemme de prendre le métro. À la base déjà on se demande, Jérémy et sa copine n’ont-ils pas mieux à faire que de participer à l’une de ces sempiternelles discussions embrumées, sans queue ni tête, où Charlotte elle-même s’est retrouvée embringuée, c’est Judith qui l’a traînée là, assise tout contre elle, sa cuisse contre la sienne, elle rit à tout propos et se gave de pistaches. Ils sont une dizaine, ils ont rapproché deux tables pour tenir serrés, ils écoutent Sélim raconter que l’autre soir il était en vélo, il s’est arrêté à un feu rouge parce qu’il avait repéré une voiture de flics, et puis les flics lui ont souri derrière le pare-brise, il a compris qu’il pouvait passer au rouge, leur a souri en retour, et il n’avait pas fait cinq mètres qu’il s’est fait arrêter. 90 euros, un test d’alcoolémie et une menace de verbalisation pour outrage à agent, heureusement qu’il n’avait pas bu ce soir-là, rigole Sélim, et qu’ils ne lui avaient pas fait passer de test anti-cannabis, toute la bande se marre sauf Charlotte qui n’y croit pas, Sélim qui n’aurait pas bu ? Crétin au point d’interpréter un sourire de flics comme une invitation ? Confiant au point d’oublier sa tête d’Arabe ? Elle a envie de sortir mais elle est bloquée sur sa chaise entre Judith et une autre fille qu’elle connaît à peine. Tout d’un coup, il lui semble qu’elle a déjà vécu ce moment, exactement le même, les chaises bloquées, l’histoire de Sélim… Comme dans une autre vie. Et ensuite quoi ? Ils n’en ont pas marre d’eux-mêmes, de leur indolence, leur ordinaire, de l’éclairage blême, de l’odeur de choucroute ? Elle se secoue, se dégage comme elle peut, pousse la fille à sa droite. Elle est debout à présent, ils la regardent, elle prend sa chope et la jette contre le carrelage du sol où elle se fracasse en mille morceaux, « Vous faites chier ». Et elle s’en va. Un serveur lui court après, « Mademoiselle ! », elle se retourne, lui fait face, « Bande de connards ! » lui crie-t-elle au visage avant de se perdre dans la nuit, personne ne la suit.