samedi 12 décembre 2020

Les ciels ne sont pas raccord

12 octobre

Au matin JC dormait, Charlotte se rendait à un rendez-vous petit-déjeuner avec un agent immobilier, ex-amant épisodique et sentimental. Reprise de contact parfaitement insipide dans une brasserie chic, elle n’avait pas d’appétit, à un moment il a tendu le bras pour prendre sa main, elle a eu un sursaut de tout le corps, « Excuse-moi, je ne suis pas bien réveillée ». Sur le trajet du retour elle a acheté un croissant et un pain aux raisins pour JC, qu’elle a déposés sur la cagette près de son corps emmitouflé dans le sac de couchage. Elle a commencé à assembler les tirages des photos sur la moquette, cela ne s’est pas déroulé comme elle l’avait imaginé : elle pensait que cela serait rapide et d’une certaine manière évident, or elle ne voit plus les lignes qui devaient assurer une continuité. Elles manquent de netteté, ou il faut orienter les photos en biais, ce qui produit des chevauchements malheureux. Le premier essai de composition est laid, fouillis. Les couleurs aussi posent problème, les ciels ne sont pas raccord.

Dehors le temps se couvre. Charlotte descend voir JC, il est sorti, la cagette posée à la verticale comme une dérisoire barrière pour son campement. Charlotte ferait peut-être mieux de quitter Paris où elle n’est pas heureuse, cette pensée lui traverse l’esprit régulièrement. Mais pour aller où ? Faire quoi ? Ici au moins elle a un chez soi. Un cocon qui sent un peu le renfermé, certes. La peur fait partie de l’addiction, elle le sait, et puis elle proteste, la peur aussi elle la gère. Même si toutes ces photos, ces tirages, sont peut-être du temps et de l’argent perdus… Qui est-elle de l’extérieur sinon une frêle femme plus toute jeune dans un cuir de vache, marchant vite dans les rues en direction de nulle part ?

Le ciel vire à l’orage, en contradiction flagrante avec la saison. Quand la pluie tombera, Charlotte se réfugiera dans la première bouche de métro. Une flic blonde lui sourit, cela n’a pas de sens. Un peu plus loin, un Noir crie en sautant sur place tel un nomade Peul… qu’il est champion du monde. Et la pluie répond, subitement. Charlotte s’arrête, ferme les yeux, tend son visage vers le ciel. Rouvre les yeux, regarde. Le ciel a des reflets mauves. Elle s’approche du rétroviseur rond d’une Vespa, sur lequel les gouttes dégoulinent, elle s’accroupit pour capter avec son portable une trouée entre les immeubles. Cette photo-là ne ressemble à aucune de celles qui l’attendent dans son appartement.

vendredi 11 décembre 2020

JC est assis à l'avant de son gourbi

11 octobre

Déjà plus de quarante-huit heures sans avoir rien pris, Charlotte n’est pas accro, c’est prouvé. Rien depuis qu’elle s’est fait vomir. Et elle n’est pas sortie de chez elle, y a-t-il un lien de non-cause à effet ? Même pas, chez elle il y aurait tout ce qu’il faut, à boire, à gober, à inhaler… Dans son portable des numéros de livreurs à domicile. Peut-être devrait-elle tout jeter, effacer les numéros, histoire de marquer le coup. Mais non justement, ce serait donner trop d’importance à ce qui s’est passé au Vestalia, et Charlotte ne veut pas traîner ce souvenir sa vie durant. Rien ne s’est passé de si déterminant, elle est une femme libre de ses décisions, elle ne dépend de rien ni de personne. D’ailleurs elle pourrait très bien s’offrir un petit stimulant si elle voulait, il n’y aurait pas de quoi l’interpréter autrement que comme une décision non moins mature et responsable que si elle préférait écouter un disque, se préparer une salade ou sortir prendre l'air...

JC est assis à l’avant de son gourbi, il regarde passer les gens. De la boîte à thé qu’il a placée à ses pieds dépasse un billet de cinq euros. Depuis combien de jours Charlotte n’a-t-elle pas entendu sa radio ? « Tu vas bien, JC ?

- Je me suis fait agresser l’autre nuit.
- Oh ?
- J’ai gueulé, le gars, je t’assure, ça l’a fait fuir. 
- Je n’ai rien entendu, je devais dormir. Qu’est-ce qu’il te voulait ? 
- Je croyais que c’était toi qui avais appelé les pompiers. Ils m’ont amené aux urgences, regarde. »  
Sa manche relevée révèle un impressionnant bandage au bras, un peu crasseux, Charlotte hésite à y voir du sang séché. JC semble fonctionner au ralenti, on a dû lui donner des anesthésiants. « Et ils t’ont laissé repartir ?
- Le gars il fouillait dans mes affaires, il était en train de me faucher mes chaussures de sécurité et d’autres trucs, j’ai gueulé, j’ai voulu l’attraper et il m’a planté.
- Il faudrait qu’on te change ton pansement.
- C’est rien, c’est la rue, c’est des choses qui arrivent.
- JC, c’était quand, il y a deux nuits, ils t’ont laissé repartir ? 
- Ça m’a fait chaud que tu aies appelé les pompiers, Charlie. Tu es un vrai pote. Et Ils ont été sympas aussi. »  
Elle se promet qu’elle l’accompagnera d’autorité dans un centre de soins s’il a toujours ce même bandage demain. Elle achète chez l’épicier des citrons verts, du sirop de canne, de quoi manger pour elle, une tablette de chocolat pour lui.

jeudi 10 décembre 2020

Et si elle essayait de relier les lignes ?

10 octobre

Elle fait défiler les photos sur son smartphone, des ciels à peine contextualisés par ce qui apparaît sur les rebords, murs, antennes, montant de fenêtre… Des ciels de jour et de nuit ou d’entre chien et loup le soir, loup et chien le matin. Des ciels de ville et quelques-uns de campagne, qui ne déparent pas vraiment. Elle cherche toujours une réponse, sans avoir une idée précise de la question. Elle est étonnée de la faible proportion de photos prises depuis son appartement (chambre, cuisine, une seule par la fenêtre haut perchée de la salle de bains, ce jour-là elle était montée sur une chaise). Comme si une volonté discrète l’avait encouragée à varier les angles, trouver une inspiration nouvelle au-dehors. Elle se croyait plus casanière – tout de même, elle a arpenté un certain périmètre ces 301 derniers jours, elle a vu des choses. Les couleurs sont variées. On ne peut pas souvent deviner quelle est la saison. On se demande de quoi il s’agit. Charlotte plisse un peu les yeux, elle voit mieux les couleurs ; puis elle voit des lignes. Le plus souvent droites et obliques, parfois courbes, parfois cassées. Il n’y a pas d’horizon qui tienne, excepté peut-être depuis les ponts, mais même avec une perspective plus dégagée à l’horizontale les horizons urbains ne sont que des suggestions. Elle a pris des photos en bord de mer aussi, durant la semaine qu’elle y a passé l’été dernier, mais elle avait compris très vite qu’il lui fallait justement éviter tout cliché maritime. Alors elle avait fait comme si elle était à Paris, comme s’il était nécessaire de privilégier un axe  plutôt zénithal. Avec un rebord le plus souvent, façade, arbre, qui ne servait pas à donner une échelle mais seulement à ne pas se perdre dans l’espace. Cette règle du rebord lui évoque les puzzles qu’elle reconstituait avec sa grand-mère quand elle était petite. D’abord trouver les quatre angles puis les rebords droits, ensuite remplir l’intérieur.

Et si elle essayait de relier les lignes d’une photo à l’autre ? Voir où cela mènerait. Il y aurait moyen de créer une composition, à la manière d’un arrangement floral. D’un coup cela lui paraît la chose à faire : assembler ses photos selon ce que dictent les lignes, Charlotte se représente les tableaux qui pourraient en résulter, des parallélépipèdes très allongés, avec les ciels au milieu et ce qui tient lieu de rebord… sur les rebords. Trois rangées de photos, celles du dessus inversées. Cela ferait comme un lac de volcan. Ou un œil saurien. Ou une plaie. Elle choisirait les couleurs de ciel de manière à assurer une certaine cohérence, un œil rouge orangé, un lac blanc aux reflets jaunes ou bleus. C’est exactement cela qu’elle doit faire, maintenant ! Il lui semble n’avoir jamais été aussi impatiente depuis des années. Elle a besoin de tirages papier pour tout étaler sur sa moquette, disposer d’une vue d’ensemble. Avant de passer commande en ligne elle retouche et recadre un minimum, elle y consacre toute l’après-midi et n’en a pas fini. La patience est un paramètre. Le prix aussi, d’autant si elle ne retourne pas au Vestalia, mais peu importe, Charlotte se sent plus géniale qu’Arcimboldo. Le soir tombe, elle réfléchit à sa photo du jour. La difficulté désormais sera de continuer à être sans intention.

mercredi 9 décembre 2020

Elle n'a pas la force de se lever

9 octobre

Nadia s’est assise sur le rebord du lit dans la chambre de Charlotte qui n’a pas le courage de se lever. C’est bien une question de courage plus que de force, même s’il lui semble avoir les membres rompus. Elle a passé la journée à mal dormir malgré les analgésiques et les comprimés d’aspect rugueux qu’on lui a rapportés de Belgique en cas de bad trip. Vers midi elle a pris peur, elle s’est fait vomir, peut-être a-t-elle gâché l’effet attendu ? Elle ne comprend pas pourquoi elle est une telle loque soudain, objectivement ce n’était pourtant pas si terrible. Nadia est la seule avec qui elle peut parler de tout ça, d’ailleurs elle l’avait prévenue : « Se lancer là-dedans, c’est comme pour le mariage, tu as intérêt à oublier la notion de viol où tu vas péter un câble. » Aujourd’hui elle lui dit qu’elle devrait arrêter, elle lui caresse le front d’une main fraîche. Elle lui dit que ce sont les risques du métier, à ceci près que pour ce métier elle n’est pas faite. « Mais toi, cela t’est arrivé de sentir… » Charlotte cherche ses mots, c’est important, c’est difficile, « de sentir que l’homme… te hait, de voir cela dans son regard alors qu’il est sur toi… Que, d’une certaine façon, il est en train de te tuer en te baisant, que c’est son fantasme mais que c’est toi aussi qu’il a choisie » ? Et puis elle s’en veut parce que le visage de Nadia s’est rembruni, bien sûr elle a vécu cela, pendant près d’un an après son arrivée à Paris elle s’est prostituée pour payer son loyer. C’est Nadia qui lui a parlé de dissociation entre l’esprit et le corps. « Tu devrais prendre un bain ma belle. – J’ai déjà pris deux douches depuis mon retour. – Prends un bain. – J’ai des bleus, ça me fait mal. – Ça te fera du bien. » Nadia lui passe doucement l’éponge dans le dos tandis que Charlotte sanglote. Dans son lit refait elle s’adosse aux oreillers, Nadia prépare un thé. « Pourtant j’ai essayé de dissocier, comme tu m’avais dit », lance Charlotte avec un petit rire en direction de la cuisine. Nadia revient avec un plateau, rectifie : « Sauf qu’il n’était pas question de désir dans l’équation, tu as été trop ambitieuse. » C’est une parole étonnamment consolante pour Charlotte, qui soudain ressent qu’elle a faim. L’une de ses jambes tressaute involontairement sous la couette.

mardi 8 décembre 2020

Cela plaisait aux hommes car à ce jeu ils gagnaient toujours

8 octobre

Le club-lounge du quartier de l’Étoile n’est pas un bar à champagne. C’est un lieu de standing où l’on n’entre que si l’on a acquitté une cotisation de membre, d’un montant dissuasif pour le commun. Le "vulgaire" même, disait le propriétaire, et au début Charlotte s’y est laissé prendre : elle s’imaginait vraiment que l’argent garantissait un niveau de distinction supérieur. C’était aussi l’argument par lequel on la flattait, elle n’était pas n’importe qui, elle était avant tout une personnalité de qualité et avait été repérée comme telle. Pas de recrutement ici (et pas de fiche de paye), les jeunes femmes avaient toutes été choisies par cooptation afin de perpétuer l’esprit du lieu. Et l’amie qui avait introduit Charlotte au Vestalia était digne de confiance, non ? Non, Charlotte ne faisait pas particulièrement confiance à cette fille rencontrée lors d’une soirée, qui ayant eu vent de ses besoins d’argent lui avait confié qu’elle déménageait et devait quitter un boulot lucratif, « Je pourrais te recommander pour me remplacer », avait-elle hurlé à son oreille tandis qu’elles dansaient. « Ici, nous ne demandons pas aux filles leurs mensurations, continuait le propriétaire, nous évaluons juste leur intelligence, et nous nous assurons de leur disponibilité. Nous, c’est-à-dire moi-même, lors d’un entretien en toute franchise comme celui qui se déroule en ce moment dans ce bureau ; ce qui m’intéresse, c’est votre charme, et vous n’en êtes pas dépourvue. » Charlotte s’était demandé à quel moment il allait tenter de la violer, sur le bureau un cendrier en verre. Mais elle était ressortie après une sobre poignée de mains valant accord. On lui avait avancé l’argent de l’adhésion au club – elle-même devait payer sa cotisation afin de protéger l’établissement contre toute accusation de proxénétisme – qu’elle rembourserait en deux ou trois soirées. Charlotte avait continué, c’était un bon deal. Elle avait découvert que certains hommes ne venaient que pour discuter. Ou même pour parler, comme si elle était un genre de psy, et ils la payaient pour ça. Transaction privée, de même que le planning état établi par messagerie sécurisée – le club pourrait dénier toute responsabilité. Et théoriquement elle pouvait refuser de coucher. Charlotte posait les limites, négociait des suppléments comme si c’était un jeu. Cela plaisait aux hommes, car à ce jeu ils gagnaient toujours. Mais elle aussi y gagnait, elle aussi jouait, avec son propre désir qu’elle s’efforçait d’insérer dans le cadre étroit d’une dissociation psychique. En principe. Il est trois heures du matin sur le trottoir, elle se sent bonne à jeter, son corps la blesse en tous les points où il a été malmené. Elle commande un VTC.