10 octobre
Elle fait défiler les photos sur son smartphone, des ciels à peine contextualisés par ce qui apparaît sur les rebords, murs, antennes, montant de fenêtre… Des ciels de jour et de nuit ou d’entre chien et loup le soir, loup et chien le matin. Des ciels de ville et quelques-uns de campagne, qui ne déparent pas vraiment. Elle cherche toujours une réponse, sans avoir une idée précise de la question. Elle est étonnée de la faible proportion de photos prises depuis son appartement (chambre, cuisine, une seule par la fenêtre haut perchée de la salle de bains, ce jour-là elle était montée sur une chaise). Comme si une volonté discrète l’avait encouragée à varier les angles, trouver une inspiration nouvelle au-dehors. Elle se croyait plus casanière – tout de même, elle a arpenté un certain périmètre ces 301 derniers jours, elle a vu des choses. Les couleurs sont variées. On ne peut pas souvent deviner quelle est la saison. On se demande de quoi il s’agit. Charlotte plisse un peu les yeux, elle voit mieux les couleurs ; puis elle voit des lignes. Le plus souvent droites et obliques, parfois courbes, parfois cassées. Il n’y a pas d’horizon qui tienne, excepté peut-être depuis les ponts, mais même avec une perspective plus dégagée à l’horizontale les horizons urbains ne sont que des suggestions. Elle a pris des photos en bord de mer aussi, durant la semaine qu’elle y a passé l’été dernier, mais elle avait compris très vite qu’il lui fallait justement éviter tout cliché maritime. Alors elle avait fait comme si elle était à Paris, comme s’il était nécessaire de privilégier un axe plutôt zénithal. Avec un rebord le plus souvent, façade, arbre, qui ne servait pas à donner une échelle mais seulement à ne pas se perdre dans l’espace. Cette règle du rebord lui évoque les puzzles qu’elle reconstituait avec sa grand-mère quand elle était petite. D’abord trouver les quatre angles puis les rebords droits, ensuite remplir l’intérieur.
Et si elle essayait de relier les lignes d’une photo à l’autre ? Voir où cela mènerait. Il y aurait moyen de créer une composition, à la manière d’un arrangement floral. D’un coup cela lui paraît la chose à faire : assembler ses photos selon ce que dictent les lignes, Charlotte se représente les tableaux qui pourraient en résulter, des parallélépipèdes très allongés, avec les ciels au milieu et ce qui tient lieu de rebord… sur les rebords. Trois rangées de photos, celles du dessus inversées. Cela ferait comme un lac de volcan. Ou un œil saurien. Ou une plaie. Elle choisirait les couleurs de ciel de manière à assurer une certaine cohérence, un œil rouge orangé, un lac blanc aux reflets jaunes ou bleus. C’est exactement cela qu’elle doit faire, maintenant ! Il lui semble n’avoir jamais été aussi impatiente depuis des années. Elle a besoin de tirages papier pour tout étaler sur sa moquette, disposer d’une vue d’ensemble. Avant de passer commande en ligne elle retouche et recadre un minimum, elle y consacre toute l’après-midi et n’en a pas fini. La patience est un paramètre. Le prix aussi, d’autant si elle ne retourne pas au Vestalia, mais peu importe, Charlotte se sent plus géniale qu’Arcimboldo. Le soir tombe, elle réfléchit à sa photo du jour. La difficulté désormais sera de continuer à être sans intention.