mardi 15 mars 2022

Le phénix refroidi frémit

12 mai

Le lendemain il fait grand soleil dès le matin, tu connais à présent le chemin du théâtre. Où s’immerger, dans la lumière artificielle. Où ta négativité s’estompe, cela fait trois jours que tu ne te tiens plus au fait de l’actualité. Tu te couches et te lèves tôt, au chant des martinets.

La danseuse est magique, tu en oublies de penser. Elle s’envole à 50 tours/minute et tu te retrouves en apnée. Elle revient sur Terre sans dévier de sa ligne mais c’est toi qui titubes. Elle frappe le tambour et c’est ton cœur, ta peau. Elle danse comme tu aimerais danser.

Aujourd’hui a lieu le premier filage et dans le même temps la première représentation devant un public. Il s’agit de vérifier la qualité sphérique que la pièce requiert, dans l’harmonie de tendances contraires. Malgré des accrocs de transition on y est presque.

Nous sortons au soir descendant, régénérés par les applaudissements, dans une ville livrée aux coursiers et aux propriétaires de chiens. Comme si nous ne risquions pas des amendes à 135 euros. Et le spectacle vivant, phénix frémissant, aurait survécu.

D’un jour devancée l’Ascension.

lundi 14 mars 2022

Mais tu as pleuré deux fois face à la beauté

11 mai

La nuit on rêve, mais quelqu’un n’est pas le mieux à même de raconter ses rêves. Ou ce n’est simplement pas le lieu. La chambre est anonyme, rien ne s’y déroulera de notable durant cinq nuits, si ce n’est le staccato de la pluie sur le velux.

Le ciel lavé dispense une senteur d’herbe coupée sur le chemin du théâtre. Tu es en avance. Le plateau en attente est polarisé par un imposant tambour-soleil. Bientôt s’élève la musique. Depuis deux semaines elle se cale, viscérale, entre les murs tendus de noir.

Et la lumière également se constitue, touche après touche. Que l’écrin soit idéal pour une danse idéale. Pour ce moment où tout s’assemble, dans l’ébauche encore d’une vision partagée. Les heures filent, essentielles, et nous précipitent vers l’insensé couvre-feu.

On fait le bilan sur le parking au milieu du pépiement des oiseaux du soir. Tu es un peu mécontent de toi – tu n’es pas idéal – mais tu as pleuré deux fois face à la beauté (c’est être davantage que quelqu’un). Dans l’obscurité, personne n’a remarqué ton émotion.

vendredi 11 mars 2022

Comme si ne menaçaient pas les temps d'après

(...)

Ta place est côté fenêtre et climatisation. Tu n’es pas assuré que le coefficient de filtrage élevé de ton masque palliera l’insuffisance notoire des filtres de la SNCF. Ta voisine travaille sur un logiciel de design, dehors les nuages sont superbes. Mais dans quelle réalité y a-t-il encore quelqu’un pour les regarder ? Il y a des champs de colza. Ton regard dérive, tel un corps flottant, vers la profondeur du ciel. Ta voisine s’immerge dans le plan de sa tablette. Elle est déjà partie, loin, ou c’est toi. Elle est moderne. À une époque où tu n’étais pas né, tu aurais vécu l’apparition des pylônes électriques comme une abomination. Les antennes-relais et les éoliennes préfigurent la fin de ton monde. Tes mâchoires sont serrées mais le pli de ta bouche est un mystère. Que discernerait ta voisine à partir de ton seul regard pour peu qu’elle lève les yeux de son écran ? Si toi-même tu la regardais autrement qu’en périphérie des champs de colza. Y a-t-il quelqu’un ?

Faire cet effort, se souvenir : oui, il y a toi déjà, et il y a la danseuse que tu vas rejoindre. Vous allez travailler ensemble, comme aux temps d’avant, comme si ne menaçaient pas les temps d’après. Voilà, c’est ici, tu sonnes à l’entrée. La compagnie est à pied d’œuvre, le théâtre presque vide, on dirait un jour de relâche habituel. Et oui, nous sommes heureux de nous retrouver, il n’y a pas d’effort à faire. On pourrait presque ne parler que de ce qui est en train d’être créé, et n’est-ce pas ainsi que se passe toute vie insistante de mortel – dans le déni de ce qui, sinon, risquerait de justifier le suicide ? De ces considérations, il n’est pas question. La danseuse danse sa joie d’être au monde et sa sagesse, des plus singulières et impersonnelles à la fois. Tu es arrivé.

jeudi 10 mars 2022

Si tu sors de ton terrier et que le monde a changé

10 mai 2021

Y a-t-il encore quelqu’un ? Si la respiration t’a été ôtée, y a-t-il encore quelqu’un ici ? Si tu sors de ton terrier et que le monde a changé, si la ville semble plus fuyante que jamais. Si tu fais volte-face, hésites parfois entre deux mauvaises options – le sillage d’un jogger insouciant, une grille d’aération du métro. S’il y a toujours des âmes errantes, des corps migrants en souffrance. Une femme pressée qui éructe sa folie. Si tu deviens un de ceux qui ne savent pas quoi faire d’eux, en attente d’un moment suivant. (Mais toi tu n’es pas fou, tu connais l’heure de départ de ton train, toi tu es en avance et tu traînes aux abords de la gare mais c’était en prévision d’un impondérable.) La nuit précédente, ton sommeil fut agité. Tu as rêvé de foules sans masques. Tu te réveillais, la réalité était à peine préférable. Tu as eu soif, mal, et trop chaud, tu as transpiré, tu respirais oppressé – déjà. Tu t’es demandé combien d’années il te restait avant de n’être plus indestructible, rêvais-tu ? Tu retardes au maximum l’instant de monter dans le train, comme une minimisation de risques.
(...)

mardi 8 mars 2022

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Binh-Dû est peu productif ces temps-ci.

Mais une nouvelle série de textes originaux

(datés du printemps précédent)

devrait apparaître ici dès le jeudi 10 mars.

Sauf empêchement.

Rhizomiques #101

Akk daleela wann 
Yeth manz neh kahn halai aasi
Na aes soh kunni junglas manz roazaan
 
C’était ce que sa fille lui disait le soir, allongée près de lui sur le tapis, adossée à un traversin en velours râpé (…), imitant exactement la posture de son père, jambe gauche repliée, cheville droite contre genou gauche, son tout petit poing dans la vaste paume de Musa. Akk daleela wann. Raconte-moi une histoire. Puis elle la commençait elle-même, la criait dans la nuit obscure du couvre-feu. Son ravissement rauque s’échappait en dansant par la fenêtre et secouait la torpeur de leurs voisins. Yeth manz neh kahn halai aaso ! Na aes soh kunni junglas manz roazaan ! Il n’était pas une sorcière et elle ne vivait pas dans la forêt. Raconte-moi une histoire et peut-on couper la partie barbante sur la sorcière et la forêt ? Peux-tu me raconter une vraie histoire ?
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Elle me demande : Est-ce que tu commences tes histoires par "Il était une fois" ? Je lui réponds : Non, je les commence par "Il était plusieurs fois". Ce n’est pas comme ça qu’on commence les histoires, m’apprend-elle, mais tu pourrais essayer par "Jadis". Parce que "Jadis", ça veut dire il y a encore plus longtemps que longtemps. Je l’ai appris à l’école. Et c’est quoi, plus longtemps que longtemps ? C’est la mort à l’envers, me répond-elle. 
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J’ai demandé à ma mère pourquoi nous ne pouvions pas avoir de livres et elle a répondu : « Le problème avec un livre, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il contient avant qu’il ne soit trop tard. »
« Trop tard pour quoi ? » me suis-je interrogée.
J’ai commencé à lire des livres en cachette – je n’avais pas le choix – et chaque fois que je tournais une page, je me demandais si cette fois, il serait trop tard ; un dernier trait (un dernier jet) qui me changerait à jamais, comme la bouteille d’Alice, ou les potions formidables dans docteur Jekyll et Mr Hyde, ou le liquide mystérieux qui scelle le destin de Tristan et Iseult.
 
Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Nathalie Kuperman (in Les raisons de mon crime)
& Jeanette Winterson (in Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?)

jeudi 3 mars 2022

Attentives #22 / Rhyzomiques #100 bis

J’ai regardé ma mère prendre son temps pour ramasser les peluches éparpillées dans la chambre et les déposer sur le fauteuil à bascule dans le coin. Elle a mis l’ours sur les genoux de l’épagneul. Elle a accroché le singe à l’un des barreaux du dossier, tenu par ses mains en Velcro. Elle a fait un tas de lions. C’était tellement réconfortant de la voir se préoccuper de chaque espèce.
« Je laisse la lumière allumée, Francie ? a-t-elle demandé sur le seuil de la chambre, près de l’interrupteur.
- Non, merci.
- Tu es sûre ?
- Sûre.
- Tu veux d’autres animaux avec toi dans le lit ?
- Non.
(…)
- Tu serres Nounours fort contre toi si tu as besoin, d’accord ?
- D’accord.
- Bonne nuit, ma biche. Je t’aime.
- Bonne nuit. »
(…)
D’abord, j’ai remué les bras et les jambes jusqu’à ce que Nounours tombe de l’oreiller et retourne sur la moquette. Puis je me suis levée en silence, sur la pointe des pieds sans faire de bruit, et j’ai rejoint le fauteuil à bascule où il ne m’a fallu que quelques gestes de la main pour que tous les animaux retombent eux aussi par terre.
(…)
« Mon Dieu ! Comment se fait-il qu’elles soient par terre ?
- Je ne sais pas.
- Et toutes, en plus. Attends, je vais allumer une seconde.
- Je me suis déplacée dans le noir et je crois qu’elles sont tombées.
- Tu te déplaçais dans le noir, Francie. C’est vrai, ça ?
- Un peu.
- Il faut faire attention, ma chérie. Tu pourrais te cogner. Tu vois, une veilleuse serait vraiment utile…
- J’en veux pas.
- Bon, laisse-moi ranger, d’accord ?
Elle s’est penchée pour ramasser les peluches Ses jolis pieds, le vernis rouge écaillé sur ses orteils. « Oh, regarde ça – Nounours aussi !
- Je vais prendre Nounours.
- Bon, c’est mieux comme ça. On éteint.
- Bonne nuit, maman. Merci.
- Bonne nuit, mon cœur.
- Je t’aime, maman. »
Elle redevenait elle-même. « Merci, merci. Je t’aime aussi. Je t’aime tellement.
- Je peux dormir maintenant.
- Dors, ma petite fille. Fais de beaux rêves. »
(…)
Je me suis assise devant Nounours, et j’ai planté le pic dans le ventre brun et doux de l’animal pour percer le coton. J’ai déchiqueté le tissu jusqu’à pouvoir arracher le rembourrage en polyester blanc, et j’ai vidé l’ours dont les yeux se sont enfoncés et le corps s’est affaissé. (…) J’ai pris les peluches les unes après les autres, des cadeaux reçus au fil des ans pour des anniversaires ou durant des vacances, le singe, le lapin, le chien, le deuxième ours, le lion, le deuxième lion, j’ai enfoncé la pointe dans leur corps, découpé leur fourrure, jeté leur intérieur pelucheux, regardé leur forme expirer et s’effondrer. Je me souviens que je me sentais vraiment regonflée et libérée par ces gestes, comme si j’avais eu une bonne idée, une idée utile qui aiderait ma mère à comprendre la différence entre un jouet et une personne, que je l’éclairais peut-être sur la réalité, sur ce qui constituait la réalité (…). Il fallait lui montrer qu’elle n’était pas obligée de les empiler tous les soirs sur le fauteuil avec autant de sollicitude, qu’elle pouvait les jeter, les laisser tomber sur le ventre, qu’il s’agissait d’objets et non de gens, qu’ils n’allaient pas étouffer parce qu’ils n’avaient pas de poumons.
 
Aimée Bender (in Un papillon, un scarabée, une rose)